– Un 12 carats pour Charlotte, un 12 carats pour Marie-Natacha, un 12 carats pour moi.
Anaïs effectuait la distribution avec application. Chacune recevait sa pierre, l'examinait, yeux écar-quillés, l'admirait, puis la déposait délicatement dans sa pochette.
Après les 12 carats, ce fut le tour des 16 carats, puis des 18. Des pierres rares et d'une pureté exceptionnelle.
– Aucun type ne pourra m'offrir de tels joyaux.
– Avec ça nous sommes tranquilles jusqu'à la fin de nos jours.
– Moi, je ne les vendrai pas. Serties et montées, elles donneront le plus beau des colliers.
– Moi, j'en ferai sertir la moitié et pour le reste je verrai.
Anaïs poursuivit la distribution.
– Un pour Charlotte, un pour Marie-Natacha, un pour moi.
– Attends une minute, souffla Marie-Natacha, tu n'en as pas pris deux, là?
Silence. Les prunelles se défiaient. Chacune scruta les deux autres.
– Pardon?
– Il me semble que tu t'en es attribué deux au lieu d'un. Recompte.
Anaïs examina sa bourse, recompta.
– Ah oui tu as raison, désolée, au temps pour moi.
La minute de tension se dilua.
– Tu ne t'es quand même pas imaginé que je l'avais fait exprès, j'espère?
– Non, bien sûr. Une erreur, ça arrive à tout le monde.
Autour d'elles, le chant des grillons se faisait moins présent tandis que la soirée avançait. Quelques oiseaux, des vers dans le bec, rentraient nourrir leur nichée alors que des nuages plus opaques glissaient dans le ciel.
La première fois que j'ai rencontré Anaïs, elle devait avoir sept ans. C'était une petite gamine aux grands yeux verts et à la bouche rose.
Elle portait une robe de popeline jaune et un grand chapeau translucide à ruban de soie.
Elle s'est plantée devant moi et m'a fixé avec son petit air charmant.
Elle m'a dit: «Toi, tu n 'es pas n 'importe qui. Faut qu 'on se parle.»
C'est vrai. Je ne suis pas «n 'importe qui».
Un hibou ulula. La nuit commençait à tomber et les filles terminaient la distribution à la lumière des phares de la Range-Rover.
– Voilà. Nous n'avons plus qu'à rentrer chez nous et nous détendre un peu.
Charlotte ne partageait pas l'enthousiasme de ses deux associées.
– Il y a un problème. Ces pierres sont répertoriées, et donc facilement identifiables.
– Que faire alors?
– Dénicher un type qui les retaille.
– Qu'est-ce qui empêcherait ce receleur de nous dénoncer?
– On ne s'est quand même pas donné tout ce mal pour rien.
Anaïs tapa dans son poing.
– Peut-être pas. Je suis sortie avec un expert en bijoux. Il m'a dit qu'en général, les pierres sont recensées un an durant sur des listes particulières, destinées à la profession. Passé ce laps de temps, elles deviennent plus faciles à fourguer.
Les trois filles se dévisagèrent.
– Et en attendant? On les cache sous nos matelas?
– Si nous les gardons chez nous, nous serons tentées de les vendre. Moi, je propose que nous les cachions ici. Ensuite, rendez-vous dans un an, dans cette clairière, pour récupérer notre trésor ensemble.
Instant de flottement.
Charlotte tendit une main ouverte, paume vers le cieclass="underline"
– OK pour moi.
Les deux autres posèrent leur main sur la sienne.
– OK pour moi aussi.
– OK.
– Toutes pour une. Une pour toutes. Nous sommes les «Louves noires». Que dites-vous de ce nom? Nous portons des loups et nous nous cachons dans la forêt, non?
Elles restèrent un moment main contre main.
– Et alors, les louves, nous les enterrons où, les diams?
– Inutile de creuser, il n'y a qu'à les confier à Georges.
– Georges?
Elles tournèrent la tête vers lui.
À ma deuxième rencontre avec Anaïs, elle m'a dit: «Aujourd'hui mon grand-père est mort. Il te ressemblait beaucoup. Il parlait peu, lui aussi. Mais je l'aimais énormément. Je crois que c'est son regard qui faisait tout passer. Je sentais qu'il m'écoutait et qu'il me comprenait. Il s'appelait Georges. Ça te gêne si je t'appelle Georges?»
– Georges?
– Georges est la seule solution, insista Anaïs.
Charlotte pouffa.
– Georges!
Marie-Natacha haussa les épaules.
– Tu crois vraiment que nous pouvons lui confier notre trésor?
– Oui. Il sera patient et discret. Le complice parfait. Il ne fera rien qui puisse nous porter préjudice. Jamais. N'est-ce pas, Georges?
Marie-Natacha releva sa longue mèche blonde et le toisa avec dédain.
– Ce n'est quand même qu'un…
Elle éclata de rire.
– Bah, après tout, pourquoi pas!
Elles confièrent donc leur butin à Georges. Anaïs se tourna vers lui et dit:
– Merci, Georges, pour ta compréhension.
Puis elle l'embrassa.
La troisième fois, Anaïs m'a confié que ses parents lui faisaient rencontrer une psychothérapeute. «Une fois j'ai dit que j'ai rêvé de toi, et tu sais ce qu 'elle a répondu? Que c 'était malsain. C'est malsain que je rêve de toi, Georges! Je te demande un peu!»
Les trois filles étaient dans la forêt, les orteils en éventail séparés par de petits cotons. Elles se passèrent le flacon de vernis anthracite. Comme c'était l'été et qu'il faisait chaud, elles avaient décidé de porter des sandales à talons.
– Nous serons les premières bandites de grand chemin à soigner notre look, plaisanta Anaïs.
Elles se parfumèrent, rajustèrent leurs robes, déposèrent leurs loups et leurs revolvers dans leurs étuis à violon puis montèrent dans la voiture.
Quelques instants plus tard, dans un magasin Chartier, Anaïs lançait un sonore:
– Tout le monde à plat ventre!
Marie-Natacha tira une balle en direction du plafond.
Bien plus à l'aise que la première fois, elles se disposèrent en triangle dans le salon principal de la bijouterie, jambes légèrement écartées pour assurer la prise au sol, revolver fermement calé dans la paume.
– Hé! Attention derrière!
Anaïs fonça et vit l'homme. Il avait eu le temps d'appuyer sur une alarme avant qu'elle ne l'intercepte.
– Filons! La cavalerie va bientôt débarquer!
Je ne sais pas ce qui lui a donné envie de me poignarder d'un coup de couteau. C'était un beau matin ensoleillé et Anaïs m'a dit comme ça:
«Georges, je voudrais sceller notre alliance.»
Elle a exhibé un long couteau de cuisine et elle l'a approché tout contre mon visage, en arborant toujours son petit air attendrissant.
Ensuite, elle a entaillé ma chair.
J'ai eu très mal. Cette balafre, je la conserverai probablement toute ma vie, je le savais. Mais je n'ai rien osé dire. Elle n'agissait pas méchamment.
Charlotte et Anaïs tiraillaient par les vitres de la Range-Rover tandis que Marie-Natacha conduisait avec détermination, dents serrées.
– Plus vite. Les flics nous rattrapent.
– Vise les pneus.
Il y eut des crissements puis une explosion.
– Bravo!
– En voilà d'autres!
– Ma parole, c'est un traquenard. Ils sont décidés à nous avoir!
Marie-Natacha zigzagua et emprunta brusquement une ruelle sur la droite. Il fallait semer les policiers.
Au bout d'un moment, elle put lever le pied, tout semblait calme. La vieille Range-Rover s'immobilisa dans la forêt.
– Ouf, il s'en est fallu de peu.
Les Louves descendirent de voiture et, après un coup d'œil alentour, entreprirent d'ouvrir le sac contenant les diamants. Elles s'assirent en rond sans les compter.
– Georges commence à garder un sacré magot!
– Trois à quatre cent mille euros, à vue de nez. Et dire qu'on ne peut pas encore y toucher.
– Mieux vaut être raisonnables, croyez-moi. À présent, les filles, dit Anaïs, il y a bal chez ma mère ce soir. Profitons-en pour nous détendre un peu. De plus, nous sommes déjà en tenue de soirée!