– Il y aura des garçons?
– Les plus beaux de la planète.
Anaïs, oh, ma petite Anaïs.
Je me souviens de la première fois que tu es venue ici et que tu m'as présenté un de tes amis. Je pense qu 'il s'agissait de ton premier amant. Tu l'appelais Alexandre-Pierre.
Tu lui as dit: «Ne sois pas jaloux, Alexandre-Pierre. Lui, c 'est Georges. Même si on s'aime tu dois savoir qu'il existe et qu'il compte beaucoup pour moi. Georges est mon confident. Georges est mon meilleur ami.»
Il m'a regardé avec dédain. Je me méfie toujours des gens qui ont un prénom double, genre Jean-Michel ou Alexandre-Pierre. A mon avis cela signifie que leurs parents voulaient qu 'ils aient à la fois un peu de la personnalité d'un des prénoms et un peu de la personnalité de l'autre. Ils n 'ont pas su trancher entre les deux. Ils ont désiré le côté arrogant, conquérant, prétentieux d'Alexandre en même temps que le côté simple de Pierre. Les prénoms doubles donnent donc souvent des êtres doubles. C'est comme pour Marie-Natacha, d'un côté la sainte, de l'autre la vamp. Est-ce que je m'appelle Georges-Kevin, moi?
Anaïs et Alexandre-Pierre ont fait l'amour à mes pieds. Je pense qu'Anaïs a fait exprès de s'ébattre devant moi. Pour me narguer.
Musique de Strauss. Valse viennoise.
Les trois filles tournoyèrent largement avec leurs cavaliers, puis se retrouvèrent toutes roses et tièdes au buffet pour siroter des martinis rouges avec glaçons et zestes de citron.
– Ah, les hommes, dit Anaïs.
– Eh oui, les hommes, approuva Marie-Natacha.
– Déjà à la maternelle, ils étaient si… prévisibles.
Elles s'esclaffèrent.
– Les garçons, on en fait vraiment ce qu'on veut.
– C'est pour ça que je préfère les diamants. Comme Marilyn Monroe. Ils sont plus difficiles à obtenir et ils ne déçoivent jamais.
Elles riaient, et toute la salle n'avait d'yeux que pour elles, si fraîches, si plaisantes…
La mère d'Anaïs arriva, accompagnée d'un homme chauve et corpulent.
Anaïs chuchota:
– Planquez-vous, voilà ma génitrice.
– Tu embrasses ton oncle Isidore? dit la mère d'Anaïs.
La jeune fille consentit à lui faire une bise sur la joue.
– Salut, mon oncle. Je vous présente ma mère et mon oncle Isidore, et voici Marie-Natacha et Charlotte, mes copines. Alors, mon bon oncle, toujours journaliste scientifique au Guetteur moderne? Sur quoi travailles-tu actuellement, la conquête de l'espace, l'origine de l'humanité, les mécanismes du cerveau, ou un remède miracle contre le cancer?
– Rien de tout ça. Je m'intéresse à la communication avec les plantes.
– Les plantes?
– Oui, on a constaté depuis peu que les plantes discutaient entre elles en émettant des odeurs.
– Pas mal. Raconte.
– En Afrique, les bergers avaient un problème: leurs chèvres tombaient malades quand ils les enfermaient dans un enclos d'épineux. Ils ont fini par comprendre que les acacias s'avertissaient dès que l'un d'entre eux était brouté par une chèvre. Il émettait aussitôt un signal odorant et tous les autres acacias modifiaient leur sève afin de la rendre toxique.
L'oncle Isidore s'empara d'une fleur dans un vase.
– Et il n'y a pas que ça. Les plantes émettent mais elles reçoivent aussi. Cette fleur exhale des parfums délicieux parce qu'elle entend du Strauss, mais si elle écoutait du hard rock, elle émettrait une autre odeur.
– Les plantes sont si sensibles à la musique? interrogea Anaïs, surprise.
– Elles sont sensibles à tout.
Marie-Natacha haussa les sourcils, sceptique.
Anaïs voulut en avoir le cœur net. Elle alla chercher un violon auprès du quatuor à cordes et entreprit de jouer des notes discordantes. Tout le monde se boucha les oreilles. Ils regardèrent la plante.
– Tu racontes vraiment n'importe quoi, tonton Isidore. Cette plante n'a pas bougé une étamine.
– Il faut intervenir plus longtemps. C'est une forme de vie qui présente des rythmes de réaction très lents.
Marie-Natacha prit un air narquois.
– Dites donc, c'est sur ce genre de truc que vous écrivez dans le journal?
Isidore articula patiemment:
– J'essaie de faire découvrir aux lecteurs des thèmes qu'ils ne connaissent pas. J'essaie de leur donner à réfléchir sur de nouvelles perspectives.
– Mais ça, votre histoire de plante qui écoute la musique, c'est n'importe quoi. Vous ne seriez pas du genre à les fumer un peu, vos végétaux?
Anaïs fut étonnée de la réaction de son amie, et pour clore la joute, elle prit la main de son oncle et l'entraîna sur la piste.
Viens, Isidore. Je t'accorde une valse. Mais ne me marche pas sur les pieds comme la dernière fois!
Je suis si vieux.
C'est lorsque j'ai eu quarante-deux ans que j'ai commencé à me poser des questions.
Qui suis-je?
Pourquoi suis-je né?
Quelle est ma mission sur Terre?
Est-il possible d'accomplir quelque chose d'intéressant dans une vie?
Un infime craquement. Quelqu'un venait. C'était Marie-Natacha.
Elle récupéra les petits sacs de pierres précieuses. Elle les examina, les mains enduites d'une irisation due aux poussières de diamant, et puis, satisfaite, elle fourra les pochettes dans son sac à dos.
Non, tu n 'as pas le droit défaire ça! Ne prends pas ces pierres qui ne t'appartiennent pas. Tu n 'as pas le droit. Il y a là-dedans les pierres d'Anaïs.
Elle esquissa une révérence en direction de Georges.
Sale petite garce.
– Lâche ça et lève les bras!
Marie-Natacha hésita, son regard glissa sur le côté, puis elle décida d'obéir à l'injonction d'Anaïs.
– Remets les diamants où tu les as trouvés.
Marie-Natacha rendit les diamants à Georges. Puis elle se retourna, bras toujours levés.
– Et que comptes-tu faire maintenant? Tu sais bien que si tu me relâches, je reviendrai, signala la blonde.
– Lève les mains, toi aussi, lança une voix derrière son dos.
Anaïs ne se retourna pas.
– Lâche ton arme.
Elle n'obtempéra pas.
Charlotte tenait enjoué Anaïs qui tenait enjoué Marie-Natacha.
– Moi qui vous prenais pour des filles sérieuses, je constate qu'on ne peut vraiment pas vous faire confiance, soupira Charlotte.
J'ai peur. Anaïs, fais attention, ce sont des vipères.
Marie-Natacha se baissa et saisit à sa cheville un petit revolver. Avant que les deux autres n'aient eu le temps de réagir, elle fit volte-face et plaça Charlotte dans sa ligne de mire.
– Comme ça nous sommes à égalité, annonça t-elle.
Elles reculèrent, se tenant enjoué mutuellement dans un triangle équilatéral parfait.
– Et maintenant, les filles? On sort les cartes et on joue les diamants au poker?
– Notre système ne tient que si nous sommes unies, dit Anaïs.
Anaïs a raison. Écoutez-la, vous autres.
– Et si nous rangions gentiment nos armes et redevenions intelligentes? proposa Anaïs.
Aucune ne bougea.
– Je crains que ce ne soit impossible. Quelque chose a été brisé. La confiance.
– Que fait-on, alors?
Une buse passa haut dans le ciel et poussa un petit cri perçant.
– On pose les armes et on discute.
Les trois filles s'agenouillèrent et déposèrent les revolvers devant elles. Elles s'épiaient, méfiantes.
Soudain, Marie-Natacha reprit son arme, roula sur elle-même et tira, blessant Anaïs. Celle-ci la braqua à son tour mais la rata, tandis que Charlotte réussissait à toucher Marie-Natacha.