– La levure! C'est vivant?
– Bien sûr. Le scientifique s'est alors entaillé avec un rasoir devant la plante et celle-ci a aussitôt présenté le même petit pic à 12. Pour elle, des cellules humaines tuées ou des levures cuites sont deux actes de violence qui l'exaspèrent. C'est de la mort auprès d'elle. Malheureusement, Gérard Rosen n'a pas pu se déplacer jusqu'ici aujourd'hui mais il nous a délégué sa principale assistante, Sylvia.
Le vent bruissa dans les ramures alors que, soudain, l'air devenait plus frais.
– Cet arbre a vu le crime puisqu'il s'est déroulé sur ces lieux. Ses «sens d'arbre» ont perçu le meurtre. Ce végétal sait ce qui s'est passé mais ne peut pas l'exprimer. Nous allons essayer de l'aider à nous dire quelque chose.
C'est un instant historique.
Les êtres mobiles à sang chaud multiplièrent les pas autour de l'arbre, écrasant sans s'en apercevoir certaines de ses petites racines affleurantes.
– J'ai décidé, donc, de tenter l'expérience ici, expliqua Isidore Katzenberg.
– Pourquoi tant d'efforts dans ce cas particulier? s'enquit le policier.
– Anaïs était de ma famille. Je suis son oncle.
– Puisque vous entreteniez un lien familial avec la victime, vous n'avez pas le droit d'enquêter, signala Marie-Natacha qui n'avait pas oublié ses cours à la fac de droit. Je veux un avocat!
– Je ne suis pas policier, mais journaliste scientifique. En conséquence, je ne fais que poursuivre une enquête criminelle. Allez-y, Sylvia.
La jeune femme en blouse blanche régla les boutons du galvanomètre, contrôla ses cadrans et annonça:
– Il est à… Attendez… Il est à 11. Cet arbre est plus «nerveux» que la moyenne.
– Très bien, mais maintenant, vous faites quoi? demanda l'inspecteur.
– Il faut interroger ce témoin.
– Vous n'avez qu'à le torturer. Coupez-lui les branches. Il finira par parler, persifla Marie-Natacha. Ou encore brûlez-lui les feuilles.
Dix minutes plus tard, Sylvia installait un haut-parleur collé contre l'écorce et lui faisait écouter du hard rock. Thunder Struck de AC/DC, précisément.
L'arbre monta à 14.
Le Printemps de Vivaldi. L'arbre descendit à 6.
– C'est un grand sensible mais au moins, nous savons que notre système fonctionne.
Le policier se demanda s'il ne rêvait pas. Le témoin serait un arbre! La gêne manifeste de Marie-Natacha le troublait cependant.
Isidore se concentra. Il présenta une photographie d'Anaïs à une excroissance du végétal qui pouvait passer pour un œil.
– Alors?
La scientifique effectua plusieurs réglages.
– 11, regretta-t-elle.
Les policiers détachèrent Marie-Natacha, et Isidore lui demanda de toucher l'écorce.
– Verdict?
Un instant d'attente et Sylvia annonça:
– 11 encore.
Non. Non. Je ne vais pas échouer si près du but. Il faut que j'exprime quelque chose.
Penser à des souvenirs traumatiques.
Un pivert qui me percute un jeune rameau.
Un écureuil qui me vole mes glands.
Une tempête qui me déstabilise. La terrible tempête de décembre 1999 qui m'a fait vaciller et a déraciné tant de mes amis!
– Je crois que nous perdons notre temps. Et puis pourquoi se concentrer sur cet arbre en particulier? Il y en a d'autres aux alentours, remarqua le policier.
– Cet arbre-ci est situé juste devant la clairière où l'on a retrouvé les corps.
– Je sais qu'il sait, reprit Isidore. Il nous faut seulement trouver le moyen de communiquer avec lui. C'est comme si nous cherchions à discuter avec des extraterrestres. Nous devons trouver son mode de langage.
– Si ce n'est que lui, il est végétal, il n'a pas d'oreilles et pas de bouche, alors que les extraterrestres en possèdent peut-être, objecta le policier.
– Je vais tenter de lui parler.
– Ah, j'adore cette scène! dit Marie-Natacha, retrouvant peu à peu son aplomb. C'est vraiment impayable!
Elle exagéra son rire. Les autres, en revanche, s'efforçaient de ne pas se départir de leur concentration.
– Reconnais-tu cette fille?
Parfaitement. Oui, c 'est elle.
Ils attendirent.
C'est elle. Arrêtez-la.
Elle a aussi tué Charlotte.
Tout ça pour leurs maudits diamants. Comme si le monde minéral pouvait ressentir quelque chose.
– Toujours 11. Il ne paraît rien exprimer de particulier lorsqu'on évoque l'enquête.
Isidore présenta des objets ayant appartenu à Anaïs et qui conservaient encore son parfum.
– Et pourquoi ne pas interroger directement les pierres? Après tout il paraît que les pierres aussi sont vivantes, ironisa la jeune fille.
Le désappointement gagnait le petit groupe. Ils se sentaient désemparés, presque ridicules. Marie-Natacha était en pleine crise de fou rire.
– Désolé, Isidore, désolé, professeur, mais je crains que cette expérience ne soit guère fructueuse, décréta l'inspecteur. On pourra quand même dire que nous avons essayé. Quant à vous, mademoiselle, vous avez tout intérêt à demeurer discrète sur cette tentative.
– Alors là, vous pouvez compter sur moi pour raconter l'histoire à la cantonade. Je convoquerai la presse. Dans une semaine, tout le pays connaîtra cette nouvelle manière de traiter les affaires criminelles. Le témoignage d'un arbre!
L'inspecteur donna un coup de pied audit arbre et aussitôt l'aiguille grimpa à 13.
– Et en plus il est avéré qu'il réagit.
Oh, je n 'arrive pas à faire bouger cette maudite aiguille!
Laissons tomber.
Je n 'y arriverai pas comme ça. Il faut que je trouve autre chose.
Comme l'a dit Isidore, il faut que je trouve «mon mode de langage» à moi. Le langage que je maîtrise. Lequel est-ce?
Je sais faire pousser mes racines pour qu 'elles rejoignent une source d'humidité. Ça je sais. Ça me prend au moins un mois mais je sais.
Que sais-je d'autre?
Rien. Ah si, peut-être. C'est ma dernière chance.
Ils commencèrent à ranger les outils dans la camionnette, déçus, à l'exception de Marie-Natacha au comble de l'amusement.
– Sacré tonton Isidore!
– Nous avons échoué mais il était absolument nécessaire d'essayer, soupira l'inspecteur.
Je peux y arriver, je peux y arriver.
Il faut que je pousse fort.
Il le faut.
Oh! s'il vous plaît, mes forces, ne m'abandonnez pas!
Je sens couler en moi l'énergie de l'univers, de toutes mes mémoires, de toutes mes sensations. Reviens, pouvoir de mes ancêtres.
Aidez-moi à accomplir ma vengeance.
A rendre la justice.
Une large feuille de l'arbre. Sur toute sa surface, les nervures claires courent, se regroupant sur le sillon central.
À l'intérieur de sa tige, un infime déficit de sève.
Oh, Anaïs, en ton nom, je vais le faire, je peux le faire.
Alors que tout le monde s'apprêtait à renoncer et à rentrer bredouille, la large feuille tout à coup se détacha. En tombant, elle dévoila une anfrac-tuosité dans le tronc de l'arbre. Dissimulé par la feuille, ce profond orifice n'avait pas été détectable jusque-là.