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Isidore Katzenberg tourna une dernière fois la tête.

Comme au ralenti, il repéra la feuille qui chutait doucement. Il battit des paupières, interrompit le mouvement qu'allaient amorcer ses pieds pour rentrer dans la voiture. C'était comme si le temps s'arrêtait. On n'entendait plus rien, même un pigeon qui volait ne produisait plus le moindre bruit. Les animaux de la forêt étaient eux aussi fascinés car ils savaient qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire.

J'ai réussi!

Isidore Katzenberg émit quelques sons. Le mot parut lui aussi sortir au ralenti de sa bouche, comme un disque passé en vitesse réduite.

– At… ten… dez…

Un renard n'en crut pas ses yeux. Quelques papillons brassèrent l'air comme des voiliers graves.

Le journaliste scientifique marcha très lentement, toujours au ralenti, et plongea sa main dans le tronc de l'arbre.

Oh oui!

Ses doigts furetaient dans l'écorce, s'écor-chaient à des échardes, palpaient l'intérieur de Georges. Il ramena une touffe, une touffe de cheveux blonds enduite d'une substance sombre.

– Des cheveux blonds avec du sang séché dessus!

Les yeux de Marie-Natacha s'exorbitèrent.

Le journaliste s'empara des cheveux et les approcha de ceux de Marie-Natacha devenue blême.

– Le médecin légiste nous confirmera que cette mèche appartenait à notre demoiselle. Profitez-en aussi pour analyser ce gros creux dans l'écorce. Il me semble qu'il contient au fond des

poussières de diamant, affirma Isidore en examinant un léger scintillement au bout de ses doigts.

Tous se penchèrent sur l'orifice.

Avec un mouchoir en soie, l'inspecteur recueillit des fragments à l'intérieur de l'arbre.

J'aime la soie parce qu'elle est tissée avec le fil protecteur du ver à soie, et les vers à soie sont ceux qui me grignotent les feuilles. Je ne sais pas comment je connais autant de choses. En fait je ne les sais pas, je les sens. Je perçois les relations entre les êtres comme s'ils étaient autant d'informations dans l'air.

C'est comme la voix humaine que j'entends alors que je n'ai pas d'oreilles. Ou alors toute mon écorce est peut-être comme un tympan sensible.

Marie-Natacha ouvrit la bouche de surprise. Elle paraissait assommée par ce qu'elle venait de voir.

Juste au-dessus du creux, Isidore découvrit une inscription gravée profondément au couteau dans l'écorce depuis de nombreuses années.

ANAÏS + GEORGES =

ARBRE 1 - Il l'a fait!

ARBRE 2 - Qui ça?

ARBRE 3 - Celui qu 'ils ont baptisé Georges.

ARBRE 2 - Il a fait quoi?

ARBRE 1 - Il a bougé!

ARBRE 3 - Il a soulevé ses racines hors du sol?

ARBRE 1 - Non. Mieux. Il a su faire un signe aux humains à un moment crucial de leur vie. Et il a ainsi changé leur histoire.

ARBRE 2 - La belle affaire, moi aussi je lâche des feuilles. Même que les miennes, eh bien, elles sont si jolies que les humains les collectionnent.

ARBRE 1 - Ah oui, mais toi tu ne fais ça qu 'en automne.

ARBRE 3 -… Lui, il l'a fait en plein été! Comme ça. Rien qu'avec sa volonté.

ARBRE 2 - Je ne vous crois pas!

ARBRE 1 - Ce n 'est qu 'un premier geste. Désormais nous savons qu'il est possible d'agir dans le monde des humains.

Les images s'effilochent et je pense.

Du plus profond de ma mémoire, je ne t'ai jamais oubliée.

Je t'aimais tant, Anaïs.

J'ai vu passer depuis des siècles des centaines d'êtres humains qui sont venus pour me toucher, chercher des truffes dans mes racines.

J'ai vu des soldats et des bandits, des «avec des épées», des «avec des mousquets» et des «avec des fusils».

A chaque cercle placé autour de mon cœur de tronc correspond une génération de petits hommes devenus en quelques instants, à mon niveau de perception, des vieillards.

J'ai toujours été surpris qu 'ils aient à ce point besoin d'exprimer leur existence par la violence.

Avant ils se tuaient pour manger.

Maintenant je ne sais plus pourquoi ils se tuent.

Probablement par habitude.

Nous non plus, nous ne sommes pas au-dessus de la violence. Par moments, dans mes branches, des conflits éclatent entre les feuilles. Elles se volent la lumière. Celles qui sont dans l'ombre blanchissent et meurent. Des petites futées profî tent d'une aspérité de mon écorce pour se rehausser. Et puis nous avons nos prédateurs, les lierres étrangleurs, les insectes xylophages, les oiseaux qui viennent creuser leurs nids dans notre chair.

Mais cette violence a un sens. On détruit pour survivre. Alors que la violence des humains, je n 'en comprends pas le sens.

Peut-être parce que trop nombreux et destructeurs, ils s 'autorégulent en se tuant entre eux. Ou peut-être parce qu 'ils s'ennuient.

Depuis des siècles, nous ne vous intéressons que sous forme de bûches ou de pâte à papier.

Nous ne sommes pas des objets. Comme tout ce qui est sur Terre, nous vivons, nous percevons ce qui se passe dans le monde, nous souffrons et nous avons nos petites joies à nous.

J'aimerais parler avec vous.

Un jour, nous discuterons peut-être ensemble…

Le voulez-vous?

L'école des jeunes dieux

En tant que jeune dieu, j'en étais encore à modeler des brouillons de mondes. Dans les classes primaires, je m'étais entraîné à fabriquer des météorites avec de la glaise, ainsi que des lunes, et des satellites, mais ce n'était que de la rocaille sans vie. Cette année-là, je rentrais dans la classe des grands et on allait nous confier des peuples entiers d'animaux de classe 4 à gérer.

Pour ceux qui ne connaissent pas: la classe 1, ce sont les minéraux; la classe 2, les végétaux; la classe 3, les bestiaux stupides genre autruches, hippopotames, serpents à sonnette, bichons maltais, musaraignes (rien de très excitant). La classe 4, ce sont les animaux doués de conscience, fourmis, rats (très difficiles à gérer) ou humains.

Quand on travaille sur les humains, au début, on commence par œuvrer sur des individus isolés. Puis, très vite, on enchaîne avec des peuples.

Les individus isolés, c'est assez facile. On prend un humain en charge et on le suit de sa naissance à sa mort. Les humains, notamment ceux de la Terre, sont assez touchants avec leurs désirs illimités, leurs inquiétudes permanentes, leur besoin de croire en n'importe quoi. Ils nous implorent de réaliser leurs vœux et on les aide à notre manière. On les fait gagner au loto, on leur permet de rencontrer le grand amour, ou bien, selon notre humeur, on provoque des accidents de voiture, des crises cardiaques, des fissures dans les murs… C'est poilant. Je me suis occupé de nombreux humains, des petits, des grands, des gros, des maigres, des riches, des pauvres. Je leur ai fait remporter des tournois de tennis et je les ai obligés à se montrer respectueux envers la dimension supérieure - nous -, dont ils subodorent l'existence.

Quand on est tout pour quelqu'un, autant être efficace. Mais un humain seul, c'est un peu primaire comme besogne. Pas de quoi faire fonctionner vraiment nos divines cervelles. En troupeaux, en revanche, ils commencent à se révéler plus passionnants. Rien de plus farouche qu'un peuple. Un peuple, ça a des réactions inattendues, ça vous fomente une révolution ou ça change d'orientation politique avant que vous n'ayez eu le temps de vous y préparer. Après, vous devez tout le temps le tenir par la bride. Un peuple, c'est comme un cheval fougueux, ça peut vous entraîner dans le fossé ou vers le sublime.