Dans la classe de niveau 4, on me confia en exercice un petit peuple d'un millier de têtes à diriger: quelques vieillards, des malades, mais suffisamment de jeunes pour construire des mai sons de branchages et constituer des milices armées. J'espérais des reproductions en grande quantité et, telle Perrette et son pot au lait dans la fable de La Fontaine, je dois avouer que je voyais déjà ma bande se répandre pour dominer le monde. Mais je n'étais pas seul. Tous les autres dieux en apprentissage recevaient eux aussi un peuple à mener. Mes camarades de cours étaient également mes concurrents. Nous étions surveillés et notés par des dieux supérieurs qui avaient déjà roulé leur bosse dans de multiples univers. De vieilles barbiches qui nous faisaient toujours la morale. Et patati et patata. Quand on est dieu, on se tient droit, on ne blasphème pas, on ne se met pas les doigts dans le nez, on nettoie ses outils de travail, on recharge tous les matins ses rayons de foudre, on ne fait pas de taches en mangeant les offrandes. Le bagne, quoi. Ça sert à quoi d'être vénéré par son peuple si c'est pour être brimé par de vieux barbons moralisateurs!
Bon, n'épiloguons pas. Nous les respections cependant. Certains étaient des artistes qui avaient su faire de leurs peuples des civilisations solides et inventives.
Durant les cours, ces professeurs nous enseignaient les vues générales: l'aspect d'un beau peuple, comment surveiller ses morts, ses réincarnations et ses naissances, les équilibres à préserver, le renouvellement des élites, les trucs pour récupérer les peuples récalcitrants (apparitions de Vierges dans les grottes, télépathie avec les bergères, etc.).
Ils nous apprenaient aussi les principales erreurs à éviter. Cela allait du choix du lieu de construction des villes (à l'écart des volcans en activité, loin des plages pour éviter les raz de marée et les pirates) jusqu'au rythme des révolutions et aux techniques de guerre.
J'ai installé mon peuple près d'une colline - il était de type sumérien. Sur mes conseils (je donne des conseils au chef de tribu ou au grand sorcier par l'entremise des rêves, sinon ils ne comprennent rien aux signes que je dépose dans la nature: cailloux gravés, vols d'oiseaux, naissance de cochons à deux têtes, etc.), ils se sont orientés vers les cultures de céréales, le domptage de chevaux, la fabrication de murs en torchis, vers ce qui me semblait le b.a.ba de l'évolution sociale.
Mais ce premier monde se termina par un échec. Mes Sumériens avaient oublié d'inventer la poterie qui leur aurait permis de fabriquer de grandes jarres où stocker des réserves alimentaires. Ils avaient beau multiplier les récoltes, celles-ci pourrissaient en hiver dans les greniers. Du coup, ils étaient affamés et faibles.
Dès les premières invasions de pirates vikings, tous mes Sumériens au ventre creux furent massacrés par des guerriers au ventre rebondi. Je vous dis pas le carnage. C'est bien connu, on fait mieux la guerre le ventre plein. Buter sur la poterie, c'est quand même rageant. Mais logique. On retient les grandes inventions: la poudre, la vapeur, la boussole et on oublie souvent qu'avant, des petites découvertes ont permis la survie. Nul ne connaît l'inventeur de la poterie mais je peux vous garantir que, sans cette découverte-là, vous n'allez pas loin. J'ai payé pour le savoir.
Pour ce peuple de Sumériens trop brouillon, j'obtins une mauvaise note à mon examen divin: 3 sur 20. Jupiter, le prof principal, était très en colère. Il finit pourtant par se calmer. Il me toisa d'un air navré, me déclara que mes Sumériens ne valaient pas tripette et que si je continuais sur ce ton-là, je risquais de finir en dieu des artichauts. C'est une insulte chez nous. On dit «dieu des artichauts» ou «roi des coraux». Ça signifie qu'on ne sait pas gérer les êtres conscients et qu'on ferait mieux de rester au niveau des êtres de classe 2.
Je partis le front bas, bien décidé à ne plus me laisser submerger par des pirates. Vikings ou pas.
Certes, vous serez peut-être surpris que les pirates aient attaqué mon peuple. Mais il faut savoir que, durant nos exercices pratiques, tous les jeunes dieux œuvrent ensemble. Nous gérons chacun simultanément nos ouailles. Comme on dit chez nous: «Chacun ses humains, et les troupeaux seront bien gardés.» C'était donc mon voisin Wotan, un jeune dieu étranger, qui m'avait fait le coup des pirates vikings.
Je me drapai dans ma dignité et ma toge blanche et me préparai à lui rabattre le caquet à la première occasion. Qu'ils y reviennent, ses Vikings, j'allais faire construire à mes peuples des ports fortifiés à la Vauban, et rirait bien qui rirait le dernier.
Dans la classe, nous portions tous des noms de dieux anciens car, il faut quand même l'avouer, dieu, c'est un métier de pistonné. Seuls des fils à papa détiennent les prérogatives indispensables pour prendre un jour les manettes d'un monde de votre dimension. La première génération de dieux a créé les grandes lignées, et ensuite, nous, leurs descendants, nous avons perpétué l'héritage. Nous n'en côtoyons pas souvent de nouveaux. Certes, par moments, des dieux de secte apparaissent (laissez-moi rire, rien que des dieux de pacotille, rouge et or, dont les sermons ne riment même pas et dont les temples sont construits à la va-comme-je-te-pousse) qui tentent de monter en grade et de créer eux aussi leur lignée. Mais la barque est pleine, les portes ne sont pas du tout ouvertes, et il faut vraiment qu'un dieu de secte ait fait ses preuves pour qu'on lui permette de monter dans notre dimension afin d'y construire sa dynastie.
Tous les jeunes dieux sont en rivalité les uns avec les autres. Cependant, nous dépassons parfois nos chamailleries pour nouer des alliances stratégiques. Chacun y trouve son compte. On s'échange alors des technologies comme ailleurs on s'échange des images, on se refile des tuyaux pour solidifier nos peuples comme on se confierait des secrets pour fabriquer des pétards.
Ainsi, je m'entendais très bien avec Quetzalcoatl, un Aztèque qui m'apprit à tailler les pointes d'obsidienne. Mais lorsque je ne parvenais pas à me faire de copains, il m'arrivait de surveiller les peuples de mes voisins pour repérer leurs manœuvres militaires ou copier des idées d'inventions auxquelles je n'avais point songé.
Peu importe les moyens, il faut réussir ses examens de divinité. Un examen ressemble un peu à un match de tennis. On joue en tournois. Les peuples perdants sont progressivement éliminés jusqu'à ce qu'il ne reste que deux grandes puissances en jeu pour la finale.
Moi, je perdis mon premier match divin dès les huitièmes de finale, mais j’en tirai les leçons.
Le second «peuple-exercice» que je gérai lors de l'examen suivant fut un peuple au look égyptien antique. Des gens très bien. Je leur envoyai Joseph, qui leur fit le coup du rêve des vaches grasses (il s'agit d'un vieux truc du Dieu Premier mais on a le droit, en match, de réutiliser les coups connus). Les Égyptiens en déduisirent qu'il fallait modeler des poteries et des jarres pour stocker les graines.Et mon petit peuple put passer des hivers gourmands (comble du luxe: j'inventai même une fête, durant une journée entière, consacrée à ma gloire, les gens s'empiffraient comme des gorets!). Ainsi ils proliférèrent au-delà des fatidiques deux mille premières années.
J'obtins ainsi des buildings égyptiens, avec des sommets pyramidaux, des voitures égyptiennes très colorées, tous les gadgets modernes des années 2000 revus et corrigés par la civilisation égyptienne. C'était très exotique. Je me permis même de lancer un navire vers l'ouest et constatai, non sans surprise, que «mon monde» était sphé-rique. On a beau être dieu, on découvre parfois l'univers à travers le regard de ses sujets. Je n'avais jamais vraiment examiné ma planète et le fait que mes explorateurs reviennent sur leur rivage de départ me surprit et m'amusa.