Mais je commis une erreur. Il n'y avait qu'une seule grande ville. Quelle méprise! Un tremblement de terre anéantit tout mon travail.
Une civilisation, c'est comme un bonsaï. Il suffit d'un instant d'inattention pour qu'une catastrophe survienne. La plupart de mes condisciples ont connu des tuiles de ce type: la peste bubonique, le choléra aphteux ou, tout simplement, une pluie qui tourne au déluge. Et patatras, tout est à recommencer.
«Ne mettez pas tous vos œufs dans le même panier, m'avait appris mon professeur d'humano-logie. Construisez plusieurs cités.»
À ma dixième tentative, je réussis un peuple pas trop débile, de type inca, qui parvint à construire dix villes de belle taille, à découvrir le feu, la roue et le travail du bronze. Jupiter m'encouragea: «Vous voyez, tous les élèves sont tentés d'inspi rer à leurs architectes des créations de cités en hauteur, sur des collines. Or les villes en hauteur ne sont pas intéressantes. D'abord, ce type d'urbanisme augmente le prix des aliments dans la cité. Il faut payer les intermédiaires qui transportent et hissent la nourriture jusque dans la ville. Ensuite, lors d'une attaque éventuelle, les paysans se précipitent dans la forteresse. Il suffit alors aux envahisseurs de piller les champs puis d'affamer les habitants coincés dans leur cité et tout est dit. La meilleure solution est de bâtir une cité sur une île, au milieu d'un fleuve. L'eau constitue une protection naturelle contre les invasions, mais aussi un moyen pratique pour recevoir et dépêcher les bateaux marchands, les bateaux d'exploration, les bateaux militaires. Il est vrai que, dans le monde du Dieu Premier, les villes qui se sont le plus épanouies ont été des villes-îles entourées d'eau: Paris, Lyon, mais aussi Venise, Amsterdam, New York. En revanche, Carcassonne ou même Madrid, cités sises en hauteur, ont eu du mal à s'agrandir et à rayonner alentour.
Jupiter m'expliqua aussi l'intérêt d'ériger des monuments. Au début, je ne pensais en effet qu'à nourrir et protéger mon peuple. Les monuments me semblaient un gaspillage de temps et d'argent. Mais je pensais encore à court terme. Les monuments marquent les esprits. Colosse, jardins suspendus, arc de triomphe, tour Eiffel, Colisée, Grande Bibliothèque, temples démesurés: tout ça permet de générer une fierté nationale propice à maintenir une identité particulière.
À ma douzième tentative de gestion de peuple, je parvins à développer une belle nation florissante. Mais mes voisins ne se débrouillaient pas trop mal non plus. Si bien qu'au moment du tournoi de deuxième année, mes soldats eurent une grande surprise: ils se retrouvèrent en train de charger à cheval contre des tanks. À force de soigner mon agriculture, j'avais pris trop de retard dans la course technologique aux armements. C'est ce qu'on appelle l'expérience polonaise parce qu'il paraît que dans le premier «monde-référence», durant la Seconde Guerre mondiale, des cavaliers polonais se lancèrent sabre au clair contre des chars allemands!
La première expérience du Dieu Premier nous sert souvent de référence pour nos travaux. Nous avons tous étudié ses œuvres et beaucoup parmi nous l'admirent. Son coup des Dix Commandements est proprement révolutionnaire. Grâce aux Dix Commandements, il a pu éviter tous les à-peu-près liés à la communication par les rêves. C'est vrai, souvent les humains ne comprennent rien au langage onirique, ils interprètent de travers ou, bien pire, ils oublient leurs rêves au réveil. Les Dix Commandements gravés dans la pierre: quelle trouvaille! Enfin des informations courtes, nettes et précises pour tous les mortels!
«Tu ne tueras point.» Comment pourrait-on être plus simple? Ce n'est pas un ordre (sinon ce serait: «Tu ne dois point tuer»). C'est un futur. Une prophétie. Un jour, tu comprendras qu'il est inutile de tuer.
Le Dieu Premier était avant tout un grand expérimentateur. Il aimait inventer des trucs nouveaux. L'arche de Noé, la pomme qui tombe sur la tête de Newton pour lui faire découvrir la gravité, la pression d'Archimède avec la baignoire… Tous ces gadgets, c'est lui. Mais il n'a pas utilisé que des gadgets. C'est vraiment lui qui a posé les règles du métier de dieu, telles qu'elles sont encore actuellement codifiées dans tous les univers. Car nous aussi, nous avons nos commandements:
1 - Préserver la vie. Toutes les formes de vie. Mais qu'aucune ne prenne une trop grande importance au détriment des autres.
2 - Ne pas laisser un humain jouer à être un dieu. Tous les docteurs Frankenstein d'opérette doivent être étranglés par leur créature.
3 - Respecter les engagements pris avec les prophètes.
4 - Ne pas s'immiscer inconsidérément. Interdiction de séduire les mortelles.
5 - N'apparaître à ses sujets que dans les cas de force majeure. Et surtout pas pour se faire valoir.
6 - Ne pas favoriser ses fidèles. On peut, certes, avoir des chouchous mais il ne faut pas exagérer.
7 - Interdiction de nouer des contrats à la Faust. Le métier de dieu ne se négocie pas.
8 - Être clair dans ses directives. Ne pas laisser la place aux interprétations équivoques. Les demi-mesures, c'est pour les demi-dieux.
9 - Ne pas perdre de vue l'objectif: construire un monde parfait. Il faut entretenir une ambition déontologique, philosophique, artistique. Etre le meilleur. Donner un exemple aux générations suivantes de dieux.
10 - Néanmoins, ne pas prendre son travail trop au sérieux. C'est peut-être là le plus difficile. Rester modeste, garder le sens de l'humour, conserver du recul par rapport à son œuvre.
Chaque jour, dans mon école de jeunes dieux, je me perfectionnais. Au début je voulais, par exemple, me débrouiller pour que mon monde soit le plus démocratique possible. Ce fut une erreur. Il y a une phase de despotisme indispensable, souvent pendant les mille premières années. L'expérience «César» le prouve. Avant Jules César, les Romains vivaient sous un régime républicain. Jules César tenta de devenir empereur et se fit assassiner aux ides de Mars. Dès lors, les Romains se dotèrent d'empereurs encore plus tyranniques que les rois voisins.
La démocratie est un luxe de peuple avancé. Il faut choisir l'instant idéal pour accomplir sa révolution démocratique. C'est comme un soufflé: trop tôt ou trop tard, et tout s'effondre, c'est la catastrophe.
Autre évidence que j'ai apprise durant mes cours de divinité: on ne peut pas se maintenir par la guerre. Autant, c'est vrai, on a intérêt, au début, à ce que son peuple soit bien armé derrière d'épaisses murailles et ne fasse aucune concession aux éventuels envahisseurs, autant on doit réviser cette politique dès la deux millième année.
En effet, si on place toute son énergie dans la guerre - qu'elle soit défensive ou offensive -, on constate qu'on ne peut plus développer correctement l'agriculture, la culture, l'industrie, le commerce, l'éducation et donc la recherche. Si bien que l'on finit par être détruit de toute manière par des peuples possédant des armes de technologie plus avancée.
La guerre est un premier moyen de prise de pouvoir, mais il importe de conclure au plus tôt la paix avec les voisins; on y gagne en développant le commerce et les échanges culturels et scientifiques. Oui, simplement, en jouant, je me suis aperçu que la guerre n'était pas une solution. D'ailleurs, dans le premier «monde-référence», toutes les civilisations guerrières ont disparu: Hittites, Babyloniens, Mésopotamiens, Perses, Égyptiens, Grecs, Romains. Ce fut une grande leçon: l'avenir n'appartient pas aux royaumes conquérants. Ils ne dépendent bien souvent que d'un seul meneur: dès qu'il meurt, l'élan fléchit.
Dans la cour de récréation, entre jeunes dieux, nous discutons souvent. Parmi les dieux que je fréquente, il y a bien évidemment Wotan, avec lequel je suis finalement devenu ami, Quetzalcôatl, le serpent à plumes, et Huruing-Wuuti, un dieu hopi amérindien. Ça, c'est ma bande. Mais il y a aussi le groupe dit des «Orientaux» qui rassemble le dieu japonais Izanagi, Vishnou pour les Indiens et Kouan-Yin, une superbe déesse chinoise, et celui des «Africains», avec Osiris et sa tête de faucon (une vraie tête de con, plaisante-t-on souvent), Ala Tangana, un dieu guinéen, et Ouncoulouncoulou, un superdieu zoulou.