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Des échoppes d'artisans tanneurs exhalent de nouveaux remugles âcres.

Pierre songe que, somme toute, le xxi siècle n'a pas que des désavantages. Il avance dans une rue qui s'élargit et débouche sur le gibet de Mont-faucon. Enfin un lieu célèbre. Enfin du tourisme. Des corps de pendus sont recouverts de corbeaux. En s'écoulant, la semence des suppliciés a permis à des mandragores de germer. Ainsi, la légende était vraie…

Avec son mini-appareil photo numérique, il prend quelques clichés qui épateront ses amis.

Il poursuit son chemin vers ce qui semble être le centre-ville et découvre d'autres monuments et lieux historiques: le carreau du Temple, la cour des Miracles. Il se gorge d'images et de sons d'époque. Son voyage devient enfin divertissant. N'était cette odeur abominable, l'excursion serait presque agréable. Il s'arrête dans une taverne pour boire une chope de cervoise âcre et tiède, en regrettant que le réfrigérateur n'existe pas encore. Puis reprend sa déambulation en quête d'une auberge pour la nuit.

Pierre se perd dans une nouvelle ruelle. Autour de lui, les mouches sont de plus en plus nombreuses. Il n'y a pas que les étrons humains et les ordures pour les attirer, mais aussi des cadavres. «IMPASSE DES ÉGORGEURS», indique une inscription gravée dans le mur, et dessous, précisément, gît un corps apparemment sans vie, le visage marqué d'une bouche souriant d'une oreille à l'autre.

– Appelez la maréchaussée! crie-t-il à l'adresse des passants.

Un homme répond par une phrase incompré hensible. Du vieux français populaire sans doute. Heureusement, Pierre avait prévu que la langue de ce siècle serait difficile à saisir. Sa prothèse traductrice implantée dans l'oreille lui vient en aide:

– Que se passe-t-il ici, quel est le problème? demande l'autre.

La prothèse-truchement lui fournit les mots pour expliquer qu'il faut prévenir la police. Son interlocuteur brandit alors un gourdin clouté et l'assomme d'un coup bien ajusté. Pierre n'a que le temps de le voir détaler avec son sac de cuir avant de s'évanouir.

Lorsqu'il se réveille, une jeune fille est en train de lui placer un garrot et, avant qu'il ait pu réagir, d'un couteau acéré, elle extrait un filet de sang.

– Que faites-vous, malheureuse?

Elle hausse les épaules.

– Une saignée, bien sûr. Vous étiez mal en point, je vous ai traîné jusque chez moi et vous me remerciez en m'insultant!

Elle éclate de rire, puis saisit un linge humide et lui en tamponne le front.

– Restez tranquille, vous avez encore un peu de fièvre. Vous devriez éviter de vous battre dans la rue.

Il se masse la tête… se souvient d'avoir été attaqué dans l'impasse des Égorgeurs… Et de s'être fait voler son sac avec, dedans, l'appareil qui devait lui permettre de retourner dans le présent!

Complètement abattu, il réalise qu'il est désormais prisonnier dans le passé.

Lentement, son regard se porte sur sa protectrice. La jeune fille est gracieuse, non dénuée de charme. Pourtant il ressent une gêne intense. Elle dégage une odeur de fauve. Elle n'a pas dû se laver depuis sa naissance.

– On dirait que quelque chose vous dérange? interroge la demoiselle.

Lorsqu'elle parle, c'est encore pire. De sa bouche émane une haleine putride, et le spectacle de ses dents noirâtres est désolant. Évidemment, elle ne connaît ni le dentifrice ni les dentistes, tout juste les arracheurs de dents. Elle ne s'est probablement jamais brossé les dents de sa vie.

– Vous avez de l'aspirine? demande-t-il.

– De quoi?

– Oh, excusez-moi, je veux dire une décoction d'écorce de saule pleureur.

Elle fronce les sourcils.

– Vous connaissez les plantes médicinales?

La jeune fille semble soudain soupçonneuse et le dévisage comme si elle regrettait maintenant de l'avoir secouru.

– Vous ne seriez pas un «sorcier» par hasard?

– Mais non, pas du tout.

– Vous êtes un homme bizarre en tout cas, remarque-t-elle, sourcils froncés.

– Je me nomme Pierre. Et vous?

– Pétronille. Je suis la fille du savetier.

– Merci de m'avoir secouru, Pétronille, dit-il.

– Ah, enfin un peu de reconnaissance. Je vous ai préparé un lait de poule, monsieur l'étrange étranger qui vous étonnez de tout et êtes vous-même étonnant.

Elle lui présente un bouillon jaunâtre et blanc, peu ragoûtant, où flottent des morceaux de pain et de navet. Il avale le liquide gras et a la présence d'esprit de ne réclamer ni thé, ni café.

– Depuis que vous avez repris vos esprits, on dirait que quelque chose vous taraude, reprend la jeune fille.

– C'est que je viens d'une province où les gens sont obnubilés par les bains et…

– Les bains? Vous voulez dire les étuves?

Elle lui explique que ces lieux de propreté étaient devenus des lieux de débauche. De plus, des savants avaient découvert que l'eau chaude provoquait des fissures dans la peau, exposant l'organisme aux courants d'air malfaisants, et qu'on soupçonnait la peste de provenir de ces fameuses étuves.

Sans doute ces lieux de convivialité irritent-ils l'Église, pense Pierre.

Pétronille confirme:

– Monsieur le curé nous interdit de fréquenter les étuves. Il dit qu'il n'est pas normal que de bons chrétiens se retrouvent dans cette atmosphère brûlante et moite, pareille à celle de l'Enfer.

Pierre songe qu'à son retour, il pourrait être intéressant de rédiger une thèse sur l'hygiène au xviie siècle.

– Maintenant, assez parlé, reposez-vous, ordonne la fille.

À son réveil, des hommes du guet l'entourent et l'arrêtent. Pétronille l'a dénoncé comme sorcier. Il est prestement mené à la prison centrale et jeté dans une geôle avec deux autres individus.

– Vous êtes là pour quoi, vous?

– Sorcellerie.

– Et vous?

– Sorcellerie.

– Nous sommes tous ici pour sorcellerie?

Le regard de Pierre se porte sur un objet qui dépasse du gilet d'un de ses codétenus.

– Mais vous possédez un appareil photo!

– Tiens, vous connaissez la photographie? s'exclame l'autre.

– Bien sûr, je viens du xxie siècle. Et vous?

– Pareil.

Pierre est rassuré.

– Je suis en vacances, raconte-t-il. J'ai eu le malheur de tomber sur des voleurs, et depuis, c'est la croix et la bannière pour m'expliquer. Finalement, les gens d'ici m'ont jeté dans ce cachot.

– Nous sommes donc tous trois des touristes spatiotemporels, remarque le troisième prisonnier.

– Oui, et ils nous prennent pour des sorciers.

Des hurlements atroces résonnent quelque part, et les trois détenus frissonnent.

– J'ai peur. Que vont-ils nous faire? Ils ont sans doute l'intention de nous torturer jusqu'à nous faire avouer notre pacte avec Satan, soupire le possesseur de l'appareil photo. Ensuite ils nous pendront au gibet de Montfaucon.

Pierre songe que, bientôt, c'est lui qui fera pousser les mandragores. Le souvenir des pendus aux langues bleues et aux têtes recouvertes de corbeaux l'obsède. Il est bien loin de Versailles et des pièces de Molière. Si seulement il n'avait pas perdu sa machine à remonter le temps. Il s'agite dans ses chaînes et se meurtrit les poignets contre le métal rouillé.

Le troisième «sorcier» affiche un visage serein.

– Vous n'avez pas l'air trop inquiet, vous, remarque Pierre Luberon.

– J'ai souscrit un contrat d'assurance Tem-poro assistance. Si au bout de trois heures je n'ai pas transmis le signal convenu, ils me rapatrieront automatiquement. Ça ne devrait d'ailleurs pas tarder.

En effet, subitement, l'homme disparaît, laissant derrière lui des chaînes qui pendent, vides, et un peu de fumée bleue.

– Nos geôliers se méfieront encore davantage de nous à présent, remarque l'autre touriste en soufflant pour disperser la fumée qui pourrait être interprétée comme un sortilège.

Pierre se mord les lèvres, au comble de l'angoisse.

– Si seulement j'avais souscrit moi aussi ce contrat Temporo comme me le recommandait l'hôtesse…