La porte de la cellule s'ouvre avec des grincements sinistres et entre un personnage à la stature impressionnante, un loup rouge sur les yeux. Le bourreau sans doute. Son visage n'est pourtant pas inconnu de Pierre Luberon. Cette barbe noire! C'est le client de l'agence, le soi-disant chroniqueur du Guide du routard temporel, Anselme Duprès. Que fait-il ici? Un instant, Pierre se prend à espérer qu'il vient le secourir. Il n'a pas le temps de réfléchir davantage. Déjà, des hommes en armes le poussent vers le gibet et Anselme Duprès s'apprête à le supplicier.
– Vous auriez dû m'écouter, lui souffle celui-ci à l'oreille. Je ne suis pas seulement le dévoué rédacteur du Guide du routard temporel, prêt à toutes les expériences et à exercer tous les métiers d'époque pour mieux renseigner mes lecteurs. Je m'occupe aussi du service marketing de Temporo assistance.
L'inattendu bourreau lui passe une corde autour du cou et entreprend de la serrer. La vie de Pierre Luberon ne tient plus qu'au minuscule tabouret sur lequel ses pieds s'agitent. Il ferme les yeux et revoit en un instant les meilleurs moments de son existence.
Duprès s'approche encore pour lui murmurer à l'oreille:
– Temporo assistance a décidé de lancer une campagne de promotion à destination des touristes qui partent en juin, avant le grand rush de l'été. Il conviendrait de privilégier cette période. Évidemment les étudiants n'en ont pas encore fini avec leurs examens, mais pour tous les autres, étaler les congés éviterait les goulots d'étranglement. Qu'en pensez-vous?
– C'est en effet une très bonne idée, reconnaît Pierre Luberon, balbutiant.
– Les clients sont des moutons de Panurge. Tout le monde part en même temps en juillet/août tandis qu'en juin, les agences de voyages sont quasiment au chômage technique et les routes vides.
– C'est vrai, articule-t-il avec difficulté. C'est scandaleux.
– Vous, vous avez choisi juin. C'est bien. Quel dommage que vous n'ayez pas eu le réflexe Temporo assistance! Évidemment j'aurais pu insister. Mais nous nous sommes fixé de strictes règles déontologiques: pas de vente forcée.
– Bien sûr, acquiesce Pierre, ravalant péniblement sa salive.
– Autrement, nous pourrions avoir des ennuis avec le Service de Contrôle du Tourisme.
Alentour, une foule scande déjà: «À mort le sorcier! À mort le sorcier!»
– À propos, interroge le bourreau d'occasion, si vous ne mouriez pas là, maintenant, vous partiriez à quelle époque l'année prochaine?
– Juin. Juin ou à la rigueur septembre. Vous avez raison, il faut privilégier les mois délaissés par les hordes. Surtout, comme cette fois-ci, j'éviterais le grand rush de juillet/août.
Le bourreau, derrière son masque rouge, semble se livrer à un grand effort de réflexion, tandis que la foule s'impatiente.
– Vous partiriez en juin et vous prendriez Temporo assistance?
– Sans la moindre hésitation vraiment, j'en ferais même la publicité auprès de mes amis. Sans leur conter ma mésaventure évidemment.
– Temporo assistance prend toujours grand soin de ses clients, présents ou futurs. Bienvenue chez nous.
D'un geste auguste, Anselme Duprès dépose comme une offrande, dans les mains liées dans le dos de Pierre Luberon, une calculatrice rouge où s'inscrit le chiffre 2000. Pierre appuie sur la touche en se jurant bien que, Temporo assistance ou pas, c'est bien la dernière fois qu'il voyage dans le temps. L'année prochaine, il optera pour une réservation dans un hôtel-club sur la Côte d'Azur. En juillet, comme tout le monde.
Fini les excentricités.
Manipulation
Je me nomme Norbert Petirollin et je suis inspecteur de police. Longtemps, j’ai cru que je pouvais tout diriger dans mon corps, jusqu'au jour où j'ai été confronté au «problème». La situation était troublante: ma main gauche venait de faire sécession.
Comment devint-elle autonome? Je l'ignore. Mon calvaire commença un jour où je voulus me gratter le nez.
D'habitude, j'utilise ma main droite mais comme je lisais un livre, je crus plus simple d'utiliser la gauche. Celle-ci ne bougea pas. Je n'y prêtai sur le coup pas la moindre attention et me grattai avec la droite, comme à l'ordinaire.
Cet incident se reproduisit. Un jour, ma main gauche quitta le volant de ma voiture alors que je passais une vitesse avec la droite. Je n'eus que le temps de rectifier une embardée et de redresser mon véhicule en m'agrippant fermement au volant avec ma main droite. Plus tard, ma main gauche refusa de tenir sa cuiller à table et la droite se retrouva seule à se débattre avec des spaghettis.
Mon réflexe fut simple: je lui parlai. Je lui dis:
– Qu'est-ce qui te prend, toi? Qu'est-ce qui ne va pas?
Évidemment, n'étant dotée ni de bouche ni d'oreilles, ma main gauche ne put me répondre mais ce qu'elle fit me surprit plus encore: elle désigna ma main droite, et plus précisément la gourmette en argent à son poignet. Était-il possible que ma main gauche fut jalouse de ma main droite?
Dans le doute, je dégrafai la gourmette de ma main droite avec mes dents et l'enfilai au poignet gauche. Je ne sais si mon imagination me joua des tours mais il me sembla que, dès lors, ma main gauche obéissait à nouveau. Elle partait gratter mon nez à la moindre sollicitation. Elle maintenait fermement le volant lorsque la main droite passait les vitesses. C'était une main dorénavant câline et bien élevée.
Tout fonctionna le mieux du monde jusqu'au jour où ma main gauche aspira de nouveau à l'indépendance. Alors que j'assistais à une représentation à l'Opéra, elle se mit à claquer des doigts jusqu'à ce que je sois contraint de sortir sous les huées du public. Et elle refusa de m'expliquer ce comportement barbare.
Par la suite, ma main gauche ne cessa plus de m'agacer. Elle sortait et rentrait de mes poches de manière ridicule, me tirait les cheveux, refusait de se laisser couper les ongles par ma main droite, ce qui me valut plusieurs estafilades. Parfois, lorsque je m'endormais, ma main gauche me réveillait en m'enfonçant deux doigts dans les narines, provoquant un début d'asphyxie.
Je n'avais certes pas l'intention de lui céder mais ma main gauche voulait me faire comprendre quelque chose et elle insista jusqu'à ce que je lui accorde un peu d'attention. On peut affronter un ennemi redoutable mais lorsque votre adversaire frémit en permanence à vos côtés et se dissimule dans la poche de votre pantalon, je peux vous assurer qu'il n'est pas facile de le combattre.
S'ensuivirent des semaines mémorables. Ma main volait des objets dans les grands magasins, me plaçant dans le plus grand embarras face à des vigiles peu commodes, d'autant que, provocante, la traîtresse agitait volontiers les fruits de mes larcins sous le nez des cerbères postés à la sortie. Sans ma carte de police, je n'aurais jamais pu m'en tirer.
En visite chez des amis, ma main gauche renversait, comme par inadvertance, statuettes et bibelots fragiles. Elle plongeait sous les jupes des dames les plus conformistes et se permettait même de caresser des poitrines étrangères, alors que ma main droite et moi étions tout tranquillement occupés à prendre le thé. Je me pris beaucoup de gifles auxquelles ma main gauche répondit par des gestes obscènes.
Je finis par confier mes tracas au docteur Honoré Padut, un ami psychanalyste. Il me répondit que c'était normal. Un schisme oppose cerveau droit et cerveau gauche dans notre crâne. À gauche la raison, à droite la passion. À gauche la masculinité, à droite la féminité. À gauche le conscient, à droite l'inconscient. À gauche l'ordre, à droite le désordre.
– Mais si c'est à gauche que siège l'ordre, pourquoi est-ce précisément ma main gauche qui multiplie les bêtises?
– Le contrôle des membres est régi par les hémisphères opposés. Ton œil droit, ta main droite, ton pied droit sont contrôlés par ton hémisphère gauche et vice versa. Ton inconscient, côté droit, trop longtemps brimé, s'efforce d'attirer ton attention. D'habitude, cette attitude se traduit par des crises de nerfs, des colères brusques, des poussées artistiques. Ainsi s'exprime d'ordinaire l'hémisphère droit refoulé. Chez toi, c'est un peu spécial. La frustration de ton cerveau droit s'exprime par une révolte de ta main gauche. C'est très intéressant. Considère donc ton corps comme un gigantesque pays dont une région serait entrée en rébellion. En France, nous avons connu les mouvements autonomistes vendéens, bretons, basques, catalans. Il s'agit d'un problème de politique intérieure organique. Rien de plus normal.