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— Parfait. Je savais que vous étiez bon. Je vais aller prendre mon petit déjeuner et ils n’auront qu’à venir me trouver. Au revoir, mon cher Leonid. Si vous avez envie de participer à la chasse, nous en serons ravis.

— Ouf ! dit Matveï lorsque la porte se fut refermée. Une femme ravissante, mais je préfère quand même travailler avec Lamondoy. En revanche, ton Marc, quel coco !

Gorbovski eut un sourire suffisant et se versa encore du jus de fruits. De nouveau, il s’allongea béatement dans le fauteuil et, après avoir demandé doucement : « Je peux ? », il brancha son diffuseur. A son tour, le directeur s’enfonça dans son fauteuil.

— Oui ! prononça-t-il, rêveusement. Tu te sou viens, Leonid : la Tache Aveugle, Stanislav Pichta en train de crier sur toutes les fréquences  … Ah oui, à propos  … Tu sais  …

— Matveï Sergueïevitch, dit une voix jaillissant du haut-parleur. Message en provenance du Flèche.

— Lis-le, dit Matveï, se penchant en avant.

— « Je suis en train d’entrer en déritrinitation. Prochain contact dans quarante heures. Tout va bien. Anton. » La liaison n’est pas brillante, Matveï Sergueïevitch : orage magnétique  …

— Merci, dit Matveï. Soucieux, il se tourna vers Gorbovski. A propos, Leonid, que sais-tu sur Camille ?

— Qu’il n’enlève jamais son casque, dit Gorbovski. Une fois, quand nous étions en train de nous baigner, je le lui ai demandé sans ambages. Et il m’a répondu de même.

— Que penses-tu de lui ?

Gorbovski réfléchit.

— Je pense que c’est son droit.

Gorbovski ne tenait pas à aborder ce sujet. Pendant quelques instants il écouta le tam-tam, puis dit :

— Tu comprends, mon petit Matveï, les choses se sont passées d’une telle façon qu’on me considère presque comme un ami de Camille. Tout le monde me demande le comment et le pourquoi. Et moi, je n’aime pas ce sujet. Si tu as des questions concrètes à me poser, je t’en prie, pose-les.

— Oui, j’en ai, dit Matveï. Camille ne serait-il pas fou ?

— Mais non, quelle idée ! C’est simplement un génie ordinaire.

— Tu comprends, je me demande tout le temps : pourquoi n’arrête-t-il pas de faire des prédictions ? Quelle drôle de manie il a : prédire  …

— Et que prédit-il ?

— Ah, des petits riens, dit Matveï. La fin du monde. Le malheur, c’est que personne, absolument personne ne comprend ce pauvre bougre  … Du reste, n’en parlons plus. Où en étions-nous ?

L’écran s’alluma à nouveau. Kanéko apparut. Sa cravate était de travers.

— Matveï Sergueïevitch, dit-il, légèrement essoufflé. Pourrais-je vérifier la liste ? Vous devez en avoir une copie.

— Oh ! qu’est-ce que j’en ai assez de tout ça ! dit Matveï. Leonid, je te demande pardon. Il va falloir que je parte.

— Bien sûr, vas-y, dit Gorbovski. Et moi, en attendant, je ferai un tour jusqu’au cosmodrome. Pour voir comment va mon Tariel  …

— Viens déjeuner chez moi vers deux heures, dit Matveï.

Gorbovski termina son verre, se leva et, ravi, porta le son du tam-tam au maximum.

CHAPITRE III

Vers dix heures, la chaleur devint intolérable. Venant de la steppe incandescente, des vapeurs âcres de sels volatils suintaient par les joints des fenêtres fermées. Des mirages dansaient au-dessus de la steppe. Robert installa deux puissants ventilateurs à côté de son fauteuil et s’allongea à moitié, s’éventant avec un vieux magazine. Il se consolait en pensant que vers trois heures ce serait beaucoup plus dur et qu’après, sans qu’on s’en aperçoive, le soir tomberait. Camille se figea devant la fenêtre du nord. Ils se taisaient.

Une interminable bande bleue couverte des lignes en dents de scie du relevé automatique sortait de l’enregistreur ; le compteur Jung s’emplissait lentement, de manière imperceptible pour l’œil, d’une épaisse lumière mauve ; les ulmotrons piaillaient doucement ; les reflets de la flamme nucléaire jouaient lugubrement derrière leurs petites lucarnes en verre réfléchissant. La Vague se développait. Quelque part au-delà de l’horizon du nord, au-dessus des terrains abandonnés de la terre morte jaillissaient, à perte de vue dans la stratosphère, de gigantesques fontaines d’une poussière brûlante et toxique  …

Le signal du vidéophone stridula, et Robert adopta immédiatement l’attitude de quelqu’un au travail. Il pensait que c’était Patrick ou — ce qui aurait été horrible par une telle chaleur — Malaïev. Mais c’était Tania, gaie et reposée ; on voyait tout de suite que chez elle il ne faisait pas quarante degrés, qu’il n’y avait pas d’émanations puantes de la steppe morte, que l’air qu’elle respirait était doux et frais et que le vent de la mer toute proche apportait les arômes purs des fleurs que la marée basse avait laissées à découvert.

— Comment vas-tu sans moi, Roby ? demanda-t-elle.

— Mal, se plaignit Robert. Ça sent mauvais. Il fait chaud et je suis couvert de sueur. Tu n’es pas là. Je tombe de sommeil, pourtant je n’arrive pas à dormir.

— Mon pauvre garçon ! Moi, j’ai fait un bon petit somme dans l’hélicoptère. Je vais aussi avoir une journée difficile. La fête estivale, la cohue générale, les tables tournantes et la fin du monde. Les enfants se démènent comme des fous. Tu es seul ?

— Non. Camille est ici. Mais il ne nous voit pas, il ne nous entend pas. Tania, je te retrouve ce soir. Seulement, dis-moi où ?

— Tu te fais remplacer ? Dommage. Allons au sud !

— D’accord. Tu te rappelles ce café dans le village des Pêcheurs ? On va manger des lamproies, boire du vin nouveau  … glacé ! (Robert gémit et prit un air extasié.) Maintenant, je vais attendre le soir. Oh ! comme je vais l’attendre !

— Moi aussi  … (Elle se tourna.) Je t’embrasse, Roby, dit-elle. Je te rappelle.

— Je vais vivre dans l’impatience, eut le temps de dire Robert.

Camille regardait toujours par la fenêtre, les mains derrière le dos. Il n’arrêtait pas de bouger les doigts. Camille avait les doigts extraordinairement longs, blancs, souples, aux ongles coupés court. Ils se croisaient et se décroisaient d’une manière bizarre, et Robert se surprit à essayer de faire la même chose avec les siens.

— Ça commence, dit soudain Camille. Je vous conseille de venir voir.

— Qu’est-ce qui commence ? demanda Robert, qui n’avait pas envie de se lever.

— La steppe s’est mise en marche, dit Camille.

Robert se leva à contrecœur et s’approcha de Camille. Au début, il ne remarqua rien. Puis il lui sembla qu’il voyait un mirage. Mais lorsqu’il eut mieux regardé, il fit un tel bond en avant qu’il se cogna le front contre la vitre. La steppe bougeait, la steppe changeait rapidement de couleur : une monstrueuse bouillie rougeâtre rampait à travers l’espace jaune. Sous le mirador, on pouvait déjà voir des points rouges bouger au milieu des tiges sèches.

— Bon sang ! s’écria Robert. Les mange-blé rouges ! Mais pourquoi restez-vous à ne rien faire ?

Il se jeta vers le vidéophone.

— Bergers ! cria-t-il. Qui est de service ?

— Je vous écoute.

— Ici le poste de la Steppe. Les mange-blé avancent du côté nord ! Toute la steppe en est couverte !

— Quoi ? Répétez !.. Qui parle ?

— Ici le poste de la Steppe, observateur Skliarov ! Les mange-blé rouges avancent du côté nord ! C’est encore pire qu’il y a deux ans ! Vous comprenez ? Toute la steppe grouille de mange-blé !

— Oui  … Compris  … Merci, Skliarov. Quel malheur ! Les nôtres sont tous au sud  … Mais quel malheur ! Bon, on va voir.