— Ecoutez ! cria Robert. Entrez en liaison avec la montagne d’Albâtre ou avec Greenfield, il y a plein de zéroïstes, ils vont intervenir !
— J’ai tout compris ! Merci, Skliarov. Je vous en prie, prévenez-moi dès que les mange-blé se seront arrêtés.
Robert bondit de nouveau vers la fenêtre. Les mange-blé avançaient en masse, on ne voyait plus l’herbe.
— Quel malheur ! marmonnait Robert, le visage collé à la vitre. Ça, c’est vraiment un malheur !
— Ne vous faites pas d’illusions, Roby, dit Camille. Ça, ce n’est pas encore un malheur. C’est simplement intéressant.
— Oui, surtout quand ils auront bouffé toutes les semences, dit Robert avec hargne, et qu’on se retrouvera sans pain et sans bétail.
— Non, ça n’arrivera pas, Roby. Ils n’auront pas le temps.
— Je l’espère. C’est mon seul espoir. Regardez seulement comme ils avancent. La steppe en est toute rouge.
— Un cataclysme, dit Camille.
vSoudain, ce fut le crépuscule. Une ombre gigantesque s’étendit sur la steppe. Robert se retourna et courut vers la fenêtre de l’est. Un large nuage frémissant avait caché le soleil. Et, de nouveau, Robert mit du temps à comprendre ce que c’était. Au début, il s’étonna seulement, car dans la journée il n’y avait jamais de nuages sur l’Arc-en-ciel. Mais ensuite il vit que c’était des oiseaux. Des milliers et des milliers d’oiseaux arrivaient du nord et, même à travers les fenêtres fermées, on entendait le bruissement ininterrompu des ailes et les cris aigus, perçants. Robert recula vers la table.
— D’où viennent les oiseaux ? demanda-t-il.
— Ils se sauvent tous, dit Camille. Tous, ils s’enfuient. A votre place, Roby, moi aussi, je m’enfuirai. C’est la Vague qui arrive.
— Quelle Vague ? (Robert se pencha et regarda les appareils.) Mais il n’y a aucune Vague, Camille …
— Non ? dit Camille avec sang-froid. Tant mieux. Alors, restons et regardons.
— De toute façon, je n’avais pas l’intention de m’enfuir. Simplement, ça me surprend. Je crois qu’il faut informer Greenfield. Mais, quand même, d’où peuvent bien venir ces oiseaux ? Là-bas, il n’y a que le désert.
— Il y a énormément d’oiseaux, dit Camille avec calme. Là-bas s’étendent d’immenses lacs bleus où poussent des roseaux.
— Il se tut.
Robert le regarda, incrédule. Ça faisait dix ans qu’il travaillait sur l’Arc-en-ciel et il avait toujours été persuadé qu’au nord du parallèle Chaud on ne trouvait rien : ni eau, ni herbe, ni vie. « < Je prends un flyer et j’y fais un saut avec Tania, pensa-t-il fugitivement. Des lacs, des roseaux … »
Le signal d’appel crépita, et Robert se tourna vers l’écran. C’était Malaïev en personne.
— Skliarov, dit-il avec son hostilité habituelle, et Robert se sentit, comme toujours coupable, coupable pour tout, y compris les mange-blé et les oiseaux. Skliarov, voici mes ordres. Faites immédiatement évacuer le poste. Emportez les deux ulmotrons.
— Fedor Anatoliévitch, dit Robert, les mange-blé avancent, les oiseaux arrivent. J’étais sur le point de vous en informer …
— Ne vous écartez pas du sujet. Je répète. Emportez les deux ulmotrons, montez dans l’héli coptère et partez immédiatement pour Greenfield. Vous m’avez compris ?
— Oui.
— Il est … (Malaïev jeta un coup d’œil vers le bas) il est dix heures quarante-cinq. Il faut qu’à onze heures zéro minute vous ayez décollé. Etant donné que je fais sortir des « charybdes », restez, à tout hasard, à une altitude suffisante. Si vous n’avez pas le temps de démonter les ulmotrons, laissez-les.
— Mais que se passe-t-il ?
— C’est la Vague, dit Malaïev et il regarda pour la première fois Robert dans les yeux. Elle a traversé le parallèle Chaud. Dépêchez-vous.
Robert resta debout une seconde, rassemblant ses idées. Puis, de nouveau, il consulta les appareils. Selon les appareils, l’éruption était en train de diminuer.
— Bon, ce n’est pas de mon ressort, dit Robert à haute voix. Camille, allez-vous m’aider ?
— A présent, je ne pourrai plus aider personne, répliqua Camille. Du reste, cela ne me concerne pas. Qu’est-ce qu’il faut faire : transbahuter les ulmotrons ?
— Oui. Seulement, il faut les démonter d’abord.
— Voulez-vous un bon conseil ? dit Camille. Le bon conseil numéro sept mille huit cent trente-deuy Robert avait déjà coupé le courant et, se brûlant les doigts, il dévissait les assemblages.
— Donnez-le, votre bon conseil, dit-il.
— Laissez tomber les ulmotrons, montez dans l’hélicoptère et partez chez Tania.
— Voilà un conseil valable, dit Robert, arrachant précipitamment des raccords. Un conseil agréable. Aidez-moi donc à le sortir d’ici …
L’ulmotron pesait environ un quintal, c’était un gros cylindre lisse d’un mètre et demi de long. Us l’extirpèrent de son nid et le portèrent dans la cabine de l’ascenseur. Le vent hulula, le mirador commença à vibrer — Ça suffit, dit Camille. On descend ensemble.
— U faut prendre le second.
— Roby, vous n’aurez même pas besoin de celui-ci. Suivez mon conseil.
Robert regarda sa montre.
— On a le temps, dit-il, d’un ton affairé. Descendez et, une fois en bas, faites-le rouler sur le sol.
Camille ferma la porte. Robert regagna l’installation. Dehors, tout était d’un rouge crépusculaire. Il n’y avait plus d’oiseaux, mais un voile trouble couvrait peu à peu le ciel, laissant à peine percer le petit disque du soleil. Le mirador tressautait et se balançait sous les rafales du vent.
— Pourvu qu’on ait le temps ! pensa Robert à haute voix.
Faisant un violent effort, il dégagea le second ulmotron, le hissa sur son épaule et le porta vers l’ascenseur. Au même moment derrière son dos, les vitres volèrent en éclats dans un craquement déchirant, et, porté par un vent brûlant, un nuage de poussière piquante envahit d’un seul coup le laboratoire. Quelque chose heurta ses jambes avec force. Robert s’accroupit précipitamment, appuya l’ulmo-tron contre le mur et pressa le bouton d’appel. Le moteur de l’ascenseur hurla à vide et se tut aussitôt.
— Cami-ille ! cria Robert, le visage serré contre la porte grillagée.
Personne ne lui répondit. Le vent hululait et sifflait dans les fenêtres brisées, le mirador se balançait, et Robert avait du mal à se tenir debout. De nouveau, il appuya sur le bouton. L’ascenseur ne fonctionnait pas. Alors, luttant contre le vent, il gagna péniblement la fenêtre et regarda dehors. La steppe était voilée par des tourbillons de poussière qui volaient à une vitesse démente. Quelque chose étincelait par instants au pied du mirador, et Robert se glaça, comprenant que c’était une aile tordue et déchirée du ptérocar qui battait et tremblait sous les rafales du vent. Robert ferma les yeux et passa sa langue sur ses lèvres desséchées. Un goût âcre et amer emplit sa bouche. « Pour un piège, c’est un piège, pensa-t-il. Si Patrick était ici … »
— Cami-i-ille ! cria-t-il de toutes ses forces.
Mais il entendit à peine sa propre voix. « Passer par la fenêtre … Non, l’ouragan m’emporterait. Et puis, est-ce que ça vaut la peine de s’agiter ? Le ptérocar est cassé … C’est là qu’elle va me tomber dessus. Non, il faut descendre. Mais qu’est-ce qu’il fabrique en bas, ce Camille ; à sa place, j’aurais déjà réparé l’ascenseur … L’ascenseur ! »
Enjambant des gravats, il regagna la porte grillagée et s’y accrocha des deux mains. « Eh bien, vas-y, « La Jeunesse de l’Univers », pensa-t-il. La porte avait été construite sérieusement. Si les charpentes du mirador avaient été faites de la même manière, l’ascenseur ne serait jamais tombé en panne. Robert cala son dos contre la porte et, pliant les jambes, il posa les pieds sur le mur du sas. « Allons-y … Une, deux ! » Sa vue s’obscurcit. Quelque chose craqua : la porte ou ses muscles. Encore une fois ! La porte céda. « Elle va tomber, pensa Robert, et je dégringolerai dans la cage de l’ascenseur. Vingt mètres la tête la première, et l’ulmotron par-dessus. » Il changea de position, calant cette fois son dos contre le mur et ses jambes contre la porte. Crac ! La moitié basse de la porte sauta, et Robert tomba sur le dos, se cognant la tête. Il resta couché quelques secondes, immobile. Il ruisselait de sueur. Puis il regarda dans la brèche. Tout au fond, on apercevait le toit de la cabine. Il avait terriblement peur de descendre, mais à cet instant le mirador commença à s’incliner sensiblement et Robert glissa vers le bas. Il ne résista pas : le mirador s’inclinait de plus en plus, l’entraînant dans une chute qui semblait ne jamais devoir se terminer.