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A deux cents kilomètres de Greenfield il vit des « charybdes » — de gigantesques chars télémécaniques montés de gueules béantes captrices d’énergie. Les « charybdes » avançaient de front, d’un bout de l’horizon à l’autre, respectant des intervalles réguliers de cinq cents mètres, dans le fracas et le vrombissement des moteurs super-puissants. Ils laissaient derrière eux, sur la steppe jaune, de larges bandes de terre marron retournée, éventrée jusqu’à la couche inférieure de basalte. Les engrenages des chenilles brillaient sous le soleil. Loin sur la droite, dans le ciel terne, s’agitait un point à peine visible : c’était l’hélicoptère qui guidait le mouvement de ces monstres métalliques. Les « charybdes » marchaient sur la Vague.

Apparemment, les capteurs d’énergie ne fonction naient pas encore, mais, à tout hasard, Robert prit brutalement de l’altitude et ne commença à redescendre qu’au moment où Greenfield surgit de la brume devant lui : quelques maisonnettes blanches et la tour carrée du contrôle à grande distance, bordées d’épaisse verdure terrestre. Dans la banlieue nord, écrasant sous son poids une petite palmeraie, se détachait lugubrement en noir un « charybde » immobile, pointant droit sur Robert la gueule insondable de son capteur ; deux autres « charybdes » se tenaient de part et d’autre du village. Deux hélicoptères survolèrent la tour et partirent vers le sud. Les ailes membraneuses des ptérocars étincelaient au soleil sur la place à côté de pelouses vertes. Des gens couraient et s’affairaient autour des ptérocars.

Robert gara le flyer juste à l’entrée de la tour et bondit sur le perron. Quelqu’un se rejeta en arrière, une voix de femme cria : « Qui est-ce ? » Robert prit la poignée de la porte en verre et se figea un instant, inspectant son reflet : presque nu, couvert d’une croûte de poussière, les yeux méchants, une large éraflure noire en travers de la poitrine et du ventre  … « Qu’importe », pensa-t-il, et il tira violemment sur la poignée. « Mais c’est Robert ! » cria quelqu’un dans son dos. U monta lentement l’escalier et se cogna dans Patrick. Patrick le regardait, la bouche ouverte.

— Patrick, dit Robert. Patrick, mon vieux, Camille est mort  …

Patrick cilla et porta soudain ses deux mains à sa bouche. Robert poursuivit son chemin. La porte du poste de dispatching était ouverte. A l’intérieur se trouvaient Malaïev, Chota Petrovitch Pagava le chef des zéroïstes du Nord, Cari Hoffman et d’autres personnes encore, des biologistes à ce qu’il lui sembla. Robert s’arrêta sur le seuil, s’appuyant au chambranle. Derrière lui, quelqu’un montait lourdement les marches, et une voix cria : « Comment le sait-il ? »

— Camille  …, dit Robert d’une voix sifflante et il toussa.

Tout le monde le regarda, d’un air interloqué.

— Que se passe-t-il ? demanda Malaïev d’un ton tranchant. Que vous arrive-t-il, Skliarov ? Pourquoi êtes-vous dans cette tenue ?

Robert s’approcha de la table et, plaquant ses poings sales sur il ne savait quels papiers, lança à la tête de l’autre :

— Camille est mort. Il a été écrasé.

Un silence absolu s’établit. Les yeux de Malaïev se rétrécirent.

— Comment, écrasé ? Où ?

— U a été écrasé par le ptérocar, dit Robert. A cause de vos précieux ulmotrons. U aurait pu tranquillement se sauver, mais il m’a aidé à transbahuter vos précieux ulmotrons et il a été écrasé. Quant à vos ulmotrons, je les ai laissés tomber. Vous les ramasserez quand la Vague sera passée. Vous comprenez ? Je les ai laissés tomber. Ils traînent quelque part là-bas.

On lui fourra un verre d’eau entre les mains. Il le prit et le vida d’un seul trait. Malaïev se taisait. Son visage pâle devint complètement blanc. Cari Hoffman feuilletait distraitement des schémas, conservant les yeux baissés. Pagava se leva et resta debout, tête penchée.

— C’est très dur  …, finit par dire Malaïev. C’était un grand homme. Un très grand homme, répéta-t-il en se frottant le front.

De nouveau, il regarda Robert.

— Vous êtes exténué, Skliarov  …

— Je ne suis pas exténué.

— Allez vous remettre en état et vous reposer.

— C’est tout ? demanda amèrement Robert.

Le visage de Malaïev redevint comme avant : indifférent et dur.

— Je vais vous retenir encore une minute. Avez-vous vu la Vague ?

— Oui. La Vague aussi, je l’ai vue.

— De quel type est-elle ?

Un déclic se produisit dans le cerveau de Robert, et tout reprit sa place habituelle : il y avait Malaïev, un chef autoritaire et intelligent, et il y avait son éternel laborantin-observateur Robert Skliarov, alias « La Jeunesse de l’Univers ».

— Du troisième type, il me semble, dit-il, docile. Une Lu-Vague.

Pagava leva la tête.

— C’est bien ! prononça-t-il avec une vivacité inattendue.

Et, aussitôt, il s’affaissa, s’appuya contre la table et s’assit mollement.

— Ah ! Camille, ah, Camille, marmonna-t-il. Le pauvre !

Il attrapa ses grandes oreilles décollées à pleines mains et commença à secouer sa tête au-dessus des papiers.

L’un des biologistes, louchant craintivement vers Robert, effleura le coude de Malaïev.

— Je vous demande pardon, dit-il timidement. Et en quoi est bien, une Lu-Vague ?

Malaïev détacha enfin ses yeux scrutateurs du visage de Robert.

— Ça signifie, dit-il, que, seule la partie nord des semences sera détruite. Mais nous ne sommes pas encore sûrs que c’est une Lu-Vague. Notre observateur a pu se tromper.

— Mais comment ça ? pleurnicha le biologiste. On s’était pourtant mis d’accord  … Vous avez ces  … comment  … » charybdes »  … Ne pouvez-vous l’arrêter ? Quel genre de physiciens êtes-vous donc ?

Cari Hoffman dit :

— On réussira probablement à mettre fin à l’inertie de la Vague sur la ligne de la baisse discontinue.

— Qu’est-ce que ça veut dire : « probablement » ? s’écria une femme inconnue qui se tenait à côté du biologiste. Vous rendez-vous compte que c’est vraiment scandaleux ? Et toutes vos garanties ?

Et tous vos beaux discours ? Vous vous rendez compte que vous privez la planète de pain et de viande ?

— Je ne reçois pas ces réclamations, dit froidement Malaïev. Je compatis profondément, mais vos réclamations doivent être adressées à Etienne Lamondoy. Nous n’effectuons pas d’expériences-zéro. Nous étudions la Vague  …

Robert se dirigea lentement vers la porte. « Camille, ils n’y pensent même pas, songeait-il. La Vague, les semences, la viande  … Pourquoi ne l’aimaient-ils pas ? Parce qu’il était plus intelligent qu’eux tous réunis ? Ou parce qu’ils n’aiment personne en général ? » A la porte des laboratoires se tenaient des jeunes gens qu’il connaissait ; il voyait des visages familiers, inquiets, mélancoliques, préoccupés. Quelqu’un le prit par le coude. U baissa la tête et rencontra les petits yeux tristes de Patrick.

— Viens, Rob, je vais t’aider à te laver  …

— Patrick, dit Robert, et il lui posa la main sur l’épaule ; Patrick, pars d’ici. Laisse-les tomber si tu veux rester humain  …

Le chagrin altéra les traits de Patrick.

— Quelle idée, Rob, marmonna-t-il. U ne faut pas. Ça passera.

— Ça passera, répéta Robert. Tout passera. La Vague passera. La vie passera. Et tout sera oublié. Alors, peu importe à quel moment ce sera oublié. Tout de suite ou plus tard  …

Derrière lui, les biologistes rouspétaient déjà