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— On a déjà entendu ça ! dit tristement le conducteur de la « diligence ».

La voix claire et gaie prononça :

— Ça, un navigateur ? C’est à mourir d’ennui. Vous vous rappelez le deuxième navigateur, lui au moins il nous a divertis pour de bon ! U fallait voir comment il retroussait son maillot de corps et montrait ses cicatrices dues à des météorites !

— Non, le premier était meilleur, dit le conducteur de la « taupe », en se retournant.

— Oui, il était bien, confirma la jeune fille au foulard. Vous vous souvenez de la manière dont il marchait entre les véhicules, tenant devant ses yeux une photo et répétant, d’un ton tellement plaintif : « Ma petite Gaüa, Galia ! Ma chère Galia ! Dieu que tu es loin, Galia, de ton village natal ! »

Le faux navigateur, baissant la tête avec affliction, détachait les mottes de terre des mâchoires brillantes de la « taupe ».

— Et vous, que dites-vous ? demanda le conducteur de la « diligence » à Gorbovski. Pourquoi vous taisez-vous ? U faut dire quelque chose  … Quelque chose de convaincant.

Tous attendaient, pleins de curiosité.

— En principe, j’aurais pu passer par la trappe des passagers, dit pensivement Gorbovski.

Le faux navigateur releva les yeux avec espoir et le regarda.

— Non, vous n’auriez pas pu, dit le conducteur en secouant la tête. Elle est fermée de l’intérieur.

Dans le silence qui suivit retentit avec netteté la voix de Kanéko :

— Monsieur Prozorovski, comprenez bien, je ne peux pas vous donner dix jeux !

— Comprenez-moi à votre tour, monsieur Kanéko ! Nous avons une commande de dix jeux. Comment puis-je partir si je n’en ai que six ?

Quelqu’un intervint :

— Prenez-les, Prozorovski, prenez-les  … Prenez les six en attendant. Dans une semaine, nous aurons libéré quatre autres jeux et je vous les enverrai.

La jeune fille au foulard dit :

— J’ai vraiment pitié de Prozorovski. Iis ont seize schémas qui fonctionnent sur ulmotrons !

— Oui, c’est une véritable misère, soupira le conducteur de la « diligence ».

— Et nous, on en a cinq, dit le faux navigateur, accablé. Cinq schémas et un seul ulmotron. Qu’est-ce que ça leur aurait coûté, d’en apporter, mettons, deux cents ?

— Nous aurions pu en apporter deux cents, même trois cents, dit Gorbovski. Mais maintenant tout le monde a besoin d’ulmotrons. Sur la Terre on a mis en route six nouvelles U-chaînes  …

— U-chaîne ! dit la jeune fille au foulard. Facile à dire ! Vous avez une idée de la technologie d’un ulmotron ?

— Très générale.

— Soixante kilos d’ultra-microéléments  … Montage à la main, écart maximum autorisé : un demi-

micron  … D’autre part, quel homme qui se respecte accepterait d’être monteur ? Vous, par exemple, vous accepteriez ?

— On fait appel à des volontaires, dit Gorbovski.

— Ah ! fit le conducteur de la « taupe », écœuré. La semaine de l’assistance aux physiciens !

— Eh bien, Valentin Petrovitch, dit le faux navigateur, avec un sourire honteux, apparemment, on ne nous laissera pas monter.

— Je m’appelle Leonid Andreïevitch, dit Gorbovski.

— Et moi, Hans, avoua le faux navigateur, penaud. Venez vous asseoir sur les caisses. Et si jamais quelque chose se passe  …

La jeune fille au foulard agita le bras dans leur direction. Ils sortirent de l’entassement des véhicules et s’assirent sur les caisses à côté d’autres faux pilotes interstellaires. Un silence compatissant et ironique les accueillit.

Gorbovski palpa le dessus d’une caisse. Le plastique était rugueux et dur. Sous le soleil, il faisait chaud. Gorbovski n’avait rigoureusement rien à faire, mais, comme d’habitude, il eut terriblement envie de connaître ces gens, d’apprendre ce qu’ils faisaient dans la vie, comment ils en étaient arrivés là et, en général, ce qui se passait. U rassembla quelques caisses, demanda : « Puis-je m’allonger ? », s’allongea et fixa près de sa tête un micro-conditionneur d’air. Puis il brancha son diffuseur.

— Je m’appelle Gorbovski, se présenta-t-il. Leonid. J’étais le commandant de ce vaisseau.

— Moi aussi, j’étais le commandant de ce vaisseau, annonça lugubrement un homme corpulent au visage sombre, assis à sa droite. Je m’appelle Alpa.

— Et moi, je m’appelle Banine, déclara un jeune homme mince, torse nu et coiffé d’un panama blanc. J’ai été et je reste un navigateur. En tout cas, jusqu’à ce que je reçoive un ulmotron.

— Hans, dit brièvement le faux Valkenstein, s’étant installé sur l’herbe, le plus près possible du micro-conditionneur d’air.

Apparemment, le troisième faux navigateur ne les entendait pas. Assis, leur tournant le dos, il inscrivait quelque chose dans un bloc-notes posé sur ses genoux.

Un long « guépard » sortit de l’amoncellement des véhicules. La portière s’entrouvrit, et des emballages vides d’ulmotrons en tombèrent, puis le « guépard » disparut dans la steppe.

— Prozorovski, dit Banine d’un ton envieux.

— Oui, dit amèrement Alpa. Prozorovski n’est pas obligé de mentir. Il est le bras droit de Lamondoy. (Il poussa un profond soupir.) Je n’ai jamais menti de ma vie. Je ne supporte pas de mentir. Et maintenant, j’ai mauvaise conscience.

Banine dit d’un air entendu :

— Si un homme commence à mentir sans qu’il en ait la moindre envie, c’est que quelque chose s’est déréglé quelque part. Un effet secondaire complexe.

— Tout est dans le système, dit Hans. Tout est dans la directive initiale : celui qui réussit le mieux obtient le plus.

— Alors proposez une autre directive, dit Gorbovski. Si tu ne réussis en rien, tiens, prends un ulmotron. Si tu réussis, reste assis sur des caisses  …

— Oui, dit Alpa. C’est je ne sais quel épouvantable relâchement. A-t-on jamais entendu parler de files d’attente pour recevoir de l’équipement ? Ou de l’énergie ? Tu déposais ta demande, on te fournissait ce que tu voulais  … Tu ne t’occupais même pas d’où ça venait. C’est-à-dire, intuitivement, tu comprenais qu’il y avait un tas de gens qui travaillaient avec plaisir au ravitaillement matériel de la science. A propos, c’est effectivement un travail très intéressant. Je me rappelle qu’après avoir terminé l’Ecole, je me suis passionné pour la rationalisation du montage des schémas neutrino. Maintenant, on ne s’en souvient plus, mais à l’époque c’était une méthode très à la mode : l’analyse neutrino. (Il sortit de sa poche une pipe noircie et la bourra avec des gestes lents et sûrs. Tout le monde le regardait avec curiosité.) On sait très bien que la proportion des consommateurs et des producteurs d’équipement n’a pas changé sensiblement depuis. Mais, apparemment, les besoins ont fait un bond monstrueux. Selon toute évidence, un chercheur moyen a besoin actuellement de vingt fois plus d’énergie et d’équipement que de mon temps. (Il aspira profondément ; sa pipe siffla.) Cet état de choses est explicable.

Depuis des siècles, on considère que seul le problème qui engendre une avalanche d’idées nouvelles mérite la plus grande attention. Ce n’est que logique, impossible de faire autrement. Mais si le problème de base se trouve au niveau subélectroni-que et n’exige, mettons, qu’une unité d’équipement, chacun des problèmes subséquents descend au moins d’un étage et exige déjà dix unités. Une avalanche de problèmes provoque une avalanche de besoins. Et je ne parle même pas du fait que les intérêts des producteurs d’équipement sont loin de toujours coïncider avec les intérêts des consommateurs.