— Bon, bon, dit Matveï. Et où ça en est au sud ?
— Au sud, c’est l’océan. En ce qui concerne le sud, vous pouvez être tranquilles. La Vague a atteint la côte Pouchkine, a brûlé l’Archipel Sud et s’est arrêtée. J’ai l’impression qu’elle n’ira pas plus loin, et c’est très dommage, parce que les observateurs ont détalé de là-bas à une telle vitesse qu’ils ont abandonné tous les appareils, ce qui fait que nous ne savons presque rien sur la Vague du sud. (Dépité, il claqua les doigts.) Je comprends, votre intérêt est tout autre. Mais que faire, Matveï ? Envisageons la situation d’un point de vue réaliste. L’Arc-en-ciel est une planète de physiciens. C’est notre laboratoire.
Les stations énergétiques ont disparu, et personne ne nous les rendra. Quand cette expérience sera terminée, nous les reconstruirons à nouveau, tous ensemble.Car nousaurons besoinde beaucoup d’énergie !Quant àla pêche,quediable … Les zéroïstes sont moralement prêts à renoncer à la soupe de calmars ! Ne nous en veuillez pas, Matveï.
— Je ne vous en veux pas, dit le directeur avec un gros soupir. Cependant, vous avez quelque chose d’un enfant, Etienne. Comme un enfant, vous cassez, enjouant, tout ce quiesttrès cher auy adultes. (Ilsoupira ànouveau.)Essayez de préser ver ne serait-ce que les semences du sud. Je n’ai aucune envie de perdre notre autonomie.
Lamondoy regarda sa montre, opina et, sans prononcer un mot, bondit hors du bureau. Le directeur se tourna vers Gorbovski.
— Qu’en dis-tu, Leonid ? demanda-t-il avec un triste sourire. Oui, mon vieux. Pauvre Postachéva. C’est un ange comparée à ces vandales. Quand je pense, qu’en plus de tous ces ennuis j’aurai encore le souci de recréer le système de ravitaillement et d’assainissement, j’en ai les cheveux qui se dressent sur la tête. (Il tira sur sa moustache.) Pourtant, d’autre part, Lamondoy a raison : l’Arc-en-ciel est effectivement une planète de physiciens. Mais que dira Kanéko, que dira Gina ? … (Il secoua la tête et haussa les épaules.) Au fait ! Kanéko ! Où est Kanéko ?
— Matveï, dit Gorbovski, puis-je savoir pourquoi tu m’as appelé ?
Lui tournant le dos, le directeur s’occupait des touches du sélecteur.
— Tu es bien ? demanda-t-il.
— Oui, dit Gorbovski qui s’était déjà allongé.
— Tu as soif, peut-être ?
— Oui.
— Va prendre quelque chose dans le réfrigérateur. Tu as peut-être faim ?
— Pas encore, mais ça va bientôt venir.
— On en reparlera à ce moment. En attendant, ne m’empêche pas de travailler.
Gorbovski sortit des jus de fruits et un verre du réfrigérateur, se prépara un cocktail et se recoucha dans le fauteuil, inclinant le dossier. Le fauteuil était moelleux et frais, le cocktail glacé et bon. Il restait allongé, sirotant le mélange, et, les yeux mi-clos de plaisir, écoutait le directeur parler avec Kanéko. Kanéko disait qu’il ne pouvait pas se libérer, qu’on le retenait. Le directeur demanda : « Qui te retient ? » « Il y a quarante personnes ici, répondit Kanéko, et chacune d’elles me retient. » « Je t’envoie Gaba », dit le directeur. Kanéko protesta, disant qu’il y avait déjà suffisamment de bruit. Alors Matveï lui parla de la Vague et lui rappela d’un ton coupable qu’entre autres fonctions il était le chef de la S.S.I. de l’Arc-en-ciel. Kanéko dit avec humeur qu’il ne s’en souvenait pas, et Gorbovski compatit avec lui.
Les chefs du Service de la Sécurité Individuelle suscitaient toujours chez lui un sentiment de pitié et de compassion. Sur toute les planètes défrichées, et même, parfois, sur celles qui ne l’étaient pas complètement, tôt ou tard commençaient à arriver des « extérieurs » : touristes, vacanciers (en famille et avec des enfants), artistes sans attaches à la recherche d’impressions nouvelles, ratés en quête de solitude ou d’un travail particulièrement difficile, dilettantes de toutes sortes, sportifs, chasseurs et autres quidams dont aucune liste ne faisait mention, inconnus à tout le monde sur la planète, liés avec personne et, souvent, évitant toute liaison. Le chef du S.S.I. était obligé de faire personnellement connaissance avec chaque « extérieur », de lui donner ses instructions, et de surveiller que tous, ils lui fassent quotidiennement savoir leur position par un signal envoyé à un dispositif enregistreur. Les équipes du S.S.I. avaient sauvé plus d’une vie humaine sur des planètes lugubres du genre de Yaïla ou Pandore, où de multiples dangers guettaient les novices à tout instant. Mais sur l’Arc-en-ciel, plate comme une planche, avec son climat égal, sa faune misérable et sa mer caressante, toujours calme, le S.S.I. devait inévitablement se tranformer en une vaine formalité et, d’ailleurs, l’avait déjà fait. Kanéko, poli, réservé, ressentant l’ambiguïté de sa situation, était loin de passer tout son temps à donner des instructions aux littérateurs venus travailler dans la solitude, ou à suivre les randonnées fantaisistes des amoureux et des jeunes mariés. Il s’occupait de sa planification ou d’autres choses sérieuses.
— Combien y a-t-il d’ » extérieurs » sur l’Arc-en-ciel actuellement ? demanda Matveï.
— Une soixantaine. Peut-être un peu plus.
— Kanéko, mon vieux, il faut les retrouver immédiatement tous et leur faire réintégrer la Capitale.
— Je ne comprends pas très bien le sens de cette entreprise, dit poliment Kanéko. Les « extérieurs » ne viennent presque jamais dans les régions menacées. Là, il n’y a qu’une steppe nue et sèche, ça sent mauvais, il fait très chaud …
— Je vous en prie, ne discutons pas, Kanéko, demanda Matveï. La Vague, c’est la Vague. A un moment pareil, il vaut mieux que tous les gens non concernés soient à portée de la main. Gaba arrive ici d’une minute à l’autre avec ses fainéants, et je te l’envoie. Organise-toi en conséquence.
Gorbovski retira sa paille et but une gorgée à même le verre. « Camille est mort, pensa-t-il. Et, après être mort, il est ressuscité. A moi aussi, il m’est arrivé des choses semblables. Apparemment, cette fameuse Vague a provoqué une belle panique. Lors d’une panique il y a toujours quelqu’un qui meurt et puis, on s’étonne beaucoup de le rencontrer dans un café à un million de kilomètres du lieu de sa mort. Il a la figure éraflée, sa voix est rauque et rapide. Il écoute des histoires et s’envoie sa sixième platée de crevettes marinées aux choux séchouans. »
— Matveï, appela-t-il. Où est Camille maintenant ?
— Ah oui, tu n’es pas encore au courant, dit le directeur. (Il s’approcha de la petite table et commença à préparer un cocktail au jus de grenades et au sirop d’ananas.) Je viens de parler avec Malaïev de Greenfield. On ne sait comment, Camille s’est retrouvé au poste d’avant-garde, s’est attardé là-bas et a été pris sous la Vague. C’est une histoire bien embrouillée. Skliarov — l’observateur — est arrivé comme un fou avec le flyer de Camille, a fait une crise d’hystérie et a déclaré que Camille avait été écrasé ; dix minutes plus tard, Camille s’est mis en liaison avec Greenfield, a émis ses prophéties habituelles et a redisparu. Comment peut-on prendre Camille au sérieux après des coups pareils ?
— C’est vrai, Camille est un grand original. Et ce Skliarov, qui est-ce ?
— C’est l’observateur de Malaïev, je te l’ai dit. Un gars très consciencieux, très gentil, très borné … Supposer qu’il a trahi Camille est absurde. Ce Malaïev a toujours des pensées absolument démentes …