— A ce propos, se rappela Gorbovski, un livre est paru à Moscou : Rien n’est plus amer que ta joie, de Sergueï Volkovoï. Une nouvelle bombe des émo-tionnistes. Guenkine a pondu tout de suite un article bilieux. Très spirituel, mais peu convaincant : la littérature, d’après lui, doit être telle qu’on ait du plaisir à la disséquer. Les émotionnistes riaient fielleusement. Il est probable que tout cela dure encore. Je ne comprendrai jamais. Pourquoi ne peuvent-ils pas être plus tolérants les uns vis-à-vis des autres ?
— C’est très simple, dit Matvéï. Chacun d’eux s’imagine qu’il fait l’histoire.
— Mais il la fait ! protesta Gorbovski. Chacun, effectivement, fait l’histoire ! Car nous autres, gens ordinaires, nous sommes tout le temps, d’une façon ou d’une autre, sous leur influence.
— Je ne veux pas discuter de ça, dit Matveï. Je n’ai pas le temps d’y penser, Leonid. En tout cas, moi, je ne subis pas leur influence.
— Bon, ne discutons pas, dit Gorbovski. Buvons du jus de fruits. Si tu veux, je peux même prendre du vin local. Mais ceci seulement au cas où cela t’aiderait vraiment.
— U n’y a qu’une chose qui puisse m’aider vraiment : que Lamondoy arrive ici et déclare, déçu, que la Vague s’est dissipée.
Pendant quelque temps ils burent en silence, se regardant par-dessus leurs verres.
— Ça fait longtemps que plus personne ne t’appelle, dit Gorbovski. C’est même un peu bizarre.
— La Vague, dit Matveï. Tout le monde est occupé. Les discordes sont oubliées. Tout le monde décampe.
La porte au fond du bureau s’ouvrit, et Etienne Lamondoy apparut sur le seuil. Son visage était pensif et il se déplaçait avec une lenteur stupéfiante. Le directeur et Gorbovski le regardèrent avancer sans rien dire, et Gorbovski eut une sensation désagréable au creux de l’estomac. Il n’avait pas encore la moindre idée de ce qui se passait ou venait de se passer, mais il savait déjà qu’il n’aurait plus l’occasion d’être confortablement allongé. Il éteignit son diffuseur.
Etant arrivé près de la table, Lamondoy s’arrêta.
— Je crois que je vais vous causer du chagrin, dit-il d’une voix lente et égale. Les « charybdes » n’ont pas tenu. (La tête de Matveï s’enfonça dans ses épaules.) Le front est rompu au nord et au sud. La Vague se propage et son accélération est de dix mètres par seconde. La liaison avec les stations de contrôle est coupée. J’ai eu le temps de donner l’ordre d’évacuer les équipements de valeur et les archives.
Il se tourna vers Gorbovski :
— Commandant, nous comptons sur vous. Ayez l’amabilité de dire quelle est votre capacité de chargement ?
Sans répondre, Gorbovski regardait Matveï. Les yeux du directeur étaient clos. D caressait distraitement la surface de la table avec ses mains énormes.
— La capacité de chargement ? répéta Gorbovski, et il se leva.
Il s’approcha du tableau de commande du directeur, se baissa vers le microphone de diffusion générale et dit :
— Arc-en-ciel, Arc-en-ciel, votre attention, s’il vous plaît ! Le navigateur Valkenstein et l’ingénieur du bord Dickson doivent regagner immédiatement leur vaisseau.
Puis il revint vers Matveï et lui posa la main sur l’épaule.
— Rien de terrible, ami, dit-il. On aura de la place. Donne l’ordre de faire évacuer l’Enfance. Moi, je m’occupe de la crèche. (Il tourna la tête vers Lamondoy.) Quant à ma capacité de chargement, elle est réduite, Etienne, dit-il.
Les yeux d’Etienne Lamondoy étaient noirs et tranquilles : les yeux d’un homme qui sait qu’il a toujours raison.
CHAPITRE VI
Robert vit comment cela s’était produit.
U était accroupi sur le toit plat de la tour de contrôle à grande distance, en train de déconnecter prudemment les antennes réceptrices. Il y en avait quarante-huit : des tiges fines et lourdes, montées dans un cadre parabolique glissant ; il devait dévisser soigneusement chacune d’entre elles pour la mettre, ensuite, avec toutes les précautions requises, dans un étui spécial. Il était très pressé et regardait sans arrêt par-dessus son épaule en direction du nord.
Un haut mur noir se dressait au-dessus de l’horizon du nord. Sur sa crête, là où il butait sur la tropo-pause, s’étirait un liséré de lumière éblouissante ; plus haut encore, dans le ciel vide, s’allumaient et s’éteignaient de pâles décharges mauves. La Vague avançait irrésistiblement, mais très lentement. On n’arrivait pas à croire qu’elle était retenue par une chaîne clairsemée de véhicules maladroits qui, d’ici, paraissaient tout petits. Il faisait une chaleur et un silence particuliers, le soleil aussi semblait particuliè-
rement étincelant, comme lors des minutes qui précèdent un orage sur la Terre, quand tout se tait, que le soleil brille toujours autant, mais que la moitié du ciel est déjà voilée par de lourds nuages d’un bleu-noir. Ce silence avait quelque chose de spécialement lugubre, inhabituel, comme provenant de l’au-delà, car une Vague offensive ordinaire projetait devant elle des ouragans de force élevée et le hurlement de coups de tonnerre innombrables.
En revanche, à ce moment, le silence était complet. Robert distinguait nettement des voix précipitées montant de la place au-dessous de lui, là où on était en train de charger en vrac dans un lourd hélicoptère l’équipement le plus précieux, les relevés des observateurs, les enregistrements des appareils. On entendait Pagava qui, de sa voix gutturale, disputait quelqu’un pour avoir enlevé trop tôt les analyseurs, tandis que Malaïev s’entretenait sans se presser avec Patrick sur la question essentiellement théorique de la répartition probable des charges dans la barrière énergétique au-dessus de la Vague. Toute la population de Greenfield était réunie maintenant dans cette tour sous les pieds de Robert et sur la place. Des biologistes en rébellion et deux équipes de touristes ayant passé la nuit dans le village avaient été envoyés au-delà de la zone des semences. Les biologistes avaient été expédiés à bord d’un ptérocar en même temps que des laboran-tins à qui Pagava avait ordonné d’installer un nouveau poste d’observation derrière la zone des semences ; les touristes furent embarqués dans un aérobus spécial venu de la Capitale. Les biologistes, comme les touristes, étaient très mécontents ; eux partis, seuls les contents restaient à Greenfield.
Robert procédait presque machinalement et, comme toujours lorsqu’il travaillait de ses mains, il pensait à des choses fort diverses. « J’ai très mal à l’épaule. Etrange : je ne l’ai cognée nulle part. A l’estomac aussi ; bon, pour l’estomac, c’est clair : j’ai trébuché sur l’ulmotron. J’aimerais savoir de quoi il a l’air maintenant, cet ulmotron. Ainsi que mon ptérocar. Et de quoi a l’air … Ce serait intéressant d’avoir une idée sur ce qu’il restera de Greenfield dans trois heures. Dommage pour les parterres de fleurs … Les mômes ont travaillé tout l’été, inventant les plus fantastiques compositions de couleurs. C’est là que nous nous sommes connus avec Tania … »
— Tania, murmura-t-il doucement. Comment vas-tu maintenant ? »
Il calcula approximativement la distance entre le front de la Vague et l’Enfance. « Aucun danger, pensa-t-il, satisfait. Probablement, ils ne savent même pas qu’il y a la Vague, que les biologistes se sont révoltés, que j’ai failli mourir, que Camille … » Il se redressa, essuya son visage avec le dos de sa main et regarda au sud, là où s’étalaient à l’infini des champs de blé verdoyant. Il essaya de penser aux troupeaux gigantesques de vaches qu’on était en train d’évacuer au milieu des terres ; à l’énorme travail à venir pour reconstruire Greenfield, quand la Vague serait dissipée ; comme ce serait désagréable, après deux ans d’abondance, de revenir à la nourriture synthétique, aux steaks artificiels, aux poires avec un arrière-goût de dentifrice, aux « soupes paysannes » à la chlorelle, aux côtes d’agneau quasi biotiques et autres merveilles de la synthèse, le diable les emporte … Il pensait à n’importe quoi, mais n’arrivait à rien …