Impossible de fuir les yeux étonnés de Pagava, le ton glacial de Malaïev, les paroles exagérément compatissantes de Patrick. Le plus terrifiant, c’est qu’il n’y a strictement rien à faire. Vu du dehors, tout doit paraître étrange, pour ne pas dire plus. Et pourquoi, au fait, ne pas dire plus ? Ça ne peut signifier qu’une chose. Un observateur affolé arrive, complètement débraillé, dans le flyer d’un autre et annonce la mort de son camarade. Mais il se trouve que le camarade était encore vivant. U se trouve que le camarade est mort plus tard, au moment où l’observateur affolé se taillait avec le flyer dudit camarade. « Mais, écrasé comme il était, il ne pouvait pas être en vie, se répétait Robert pour la dixième fois. Ou alors, je délirais ? Je n’ai jamais entendu parler de délires semblables. Seulement ce qui s’est passé — si cela s’est passé — je n’en ai jamais entendu parler non plus. Tant pis, pensa-t-il, désespéré. Qu’ils ne me croient pas, tant pis. Tania me croira. Pourvu qu’elle me croie ! Eux, ça leur est égal, ils ont oublié Camille aussitôt. Ils ne s’en souviendront que quand ils me verront, moi. Alors, ils me regarderont de leurs yeux théoriques, ils analyseront, compareront, pèseront. Ils construiront les hypothèses les moins contradictoires, seulement ils n’apprendront jamais la vérité … Moi non plus, je ne l’apprendrai jamais. »
Il dévissa la dernière antenne, la mit dans son étui, puis réunit tous les étuis dans un carton plat ; à cet instant, du côté nord quelque chose éclata, comme si un ballon d’enfant avait crevé dans une immense salle vide. Se retournant, Robert vit une longue torche blanche qui se dressait sur le fond gris ardoise de la Vague. C’était un « charybde » qui brûlait. Immédiatement, les voix en bas se turent, le moteur de l’hélicoptère qui tournait à vide hurla et cala. Ils étaient probablement tous en train de tendre l’oreille et de regarder vers le nord. Robert n’avait pas eu le temps de comprendre ce qui s’était passé quand tout se mit à trembler, à tinter, et un « charybde » de réserve sortit de dessous la tour, et, écrasant les palmiers rescapés, se mit à ramper, redressant la gueule de son capteur. Une fois à découvert, son vrombissement fut tel que les oreilles se bouchèrent ; puis, entouré d’un nuage de poussière rousse, il roula en direction du nord pour combler la brèche.
L’affaire était assez ordinaire : un des « charybdes » n’avait pas eu le temps de vider son trop-plein d’énergie dans le basalte ; Robert se penchait déjà pour prendre le carton, mais quelque chose étincela au pied du mur noir, un éventail de flammes multicolores jaillit, et une nouvelle colonne de fumée blanche, gonflant et s’épaississant à vue d’œil, monta vers le ciel. Un autre bruit d’éclatement retentit. En bas, on cria d’une seule voix, et Robert aperçut immédiatement de nouvelles torches, loin vers l’est. Les « charybdes » prenaient feu l’un après l’autre et, une minute plus tard, le mur de mille kilomètres de la Vague qui rappelait maintenant un tableau d’écolier rayé de coups de craie, chancela et se mit à ramper en avant, projetant devant lui dans la steppe de noires éclaboussures qui enflaient. La gorge soudain sèche, Robert respira péniblement et, saisissant le carton, descendit l’escalier en courant.
Dans les couloirs les gens s’agitaient en tous sens. Une Zina affolée fila, serrant contre sa poitrine une pile de boîtes de pellicule. Hassan Ali-Zade et Cari Hoffman traînaient vers la sortie, à une vitesse invraisemblable, l’encombrant sarcophage du ché-mostaseur de laboratoire ; ils paraissaient poussés par le vent. Quelqu’un appelait : « Venez ici ! Je n’y arrive pas tout seul ! Hassan ! » Dans l’entrée, du verre tinta en se brisant. Sur la place ronflèrent les moteurs. Au poste de dispatching, piétinant des cartes et des papiers jetés en vrac, Pagava sautillait devant l’écran et criait avec impatience :
— Pourquoi tu ne m’entends pas ? Les « charybdes » brûlent ! Les « charybdes » brûlent, je te dis ! La Vague arrive ! Tu comprends, je n’entends rien !.. Etienne ! Si tu m’entends, incline ta tête !
Grimaçant de douleur, Robert chargea le carton sur son épaule et commença de descendre vers le hall d’entrée. Derrière lui, quelqu’un dévalait les marches avec fracas, respirant difficilement. Le hall d’entrée était parsemé de papier d’emballage et de morceaux d’un appareil. La porte en verre incassable était fêlée dans toute sa hauteur. Robert se fraya un chemin jusqu’au perron et s’arrêta. Il vit des ptérocars bourrés à craquer s’élever l’un après l’autre dans le ciel. Il vit Malaïev, le visage pétrifié, fourrer sans dire un mot les jeunes laborantines dans le dernier ptérocar. Il vit Hassan et Cari, la bouche grande ouverte dans l’effort, essayer de propulser leur sarcophage par la porte de l’hélicoptère, tandis que, de l’intérieur, quelqu’un tâchait de les aider, le sarcophage lui retombant chaque fois sur les doigts. Il vit Patrick, un Patrick absolument calme, endormi, le dos appuyé contre le phare arrière de l’hélicoptère, l’air concentré et pensif. Et, tournant la tête, il vit pratiquement au-dessus de lui le mur d’un noir anthracite de la Vague qui tapissait le ciel d’un rideau de velours.
— Mais arrêtez donc de charger ! cria Pagava, juste dans ses oreilles. Reprenez vos esprits ! Laissez immédiatement tomber ce cercueil !
Le chémostaseur se fracassa lourdement sur le béton.
— Rejetez tout ! criait Pagava, en dévalant le perron. Montez tous immédiatement dans l’hélicoptère ! Vous êtes aveugles ou quoi ? Skliarov, ce n’est pas aux murs que je parle ! Patrick, c’est le moment de dormir ?
Robert ne bougea pas. Patrick non plus. Au même instant, Malaïev, faisant poids de tout son corps, referma la porte du ptérocar et agita les bras. Le ptérocar ouvrit ses ailes, bondit maladroitement et, penchant d’un côté, disparut derrière les toits. Des caisses pleuvaient de l’hélicoptère. Quelqu’un vociférait d’une voix larmoyante : « Je ne donne pas ça, Chota Petrovitch ! Ça, je ne leur donne pas ! » « Si, mon très cher ! hurlait Pagava. Et plutôt deux fois qu’une ! » Malaïev arriva en courant vers Pagava, criant quelque chose et montrant le ciel. Robert leva les yeux. Un petit hélicoptère de guidage, hérissé d’antennes, survola la place dans un hurlement épouvantable de moteur surchauffé et fonça vers le sud. Pagava leva ses poings serrés au-dessus de sa tête :
— Où est-ce qu’il va ? tonitrua-t-il. Demi-tour ! Demi-tour, je vous dis ! (Suivit un gros juron en géorgien.) Arrêtez immédiatement cette panique ! Faites-le revenir !
Pendant tout ce temps, Robert était resté sur le perron, tenant sur son épaule douloureuse le lourd carton. Il avait l’impression d’être au cinéma. « Voilà, on décharge un hélicoptère. C’est-à-dire, on en balance tout ce qui tombe sous la main. L’hélicoptère est en effet surchargé : ça se voit à son train d’atterrissage enfoncé. A côté de l’hélicoptère, une cohue. Avant, c’était la cohue avec des cris, maintenant tout le monde se tait. Hassan suce les jointures de ses doigts : il se les est probablement écorchées. Patrick, apparemment, s’est endormi pour de bon. Comme si c’était le moment et, surtout, l’endroit ! Cari Hoffman, ce pédant (c’est ça ce qu’on appelle « un savant réfléchi et prudent ») attrape les caisses qui pleuvent de l’hélicoptère et s’efforce de les ranger soigneusement — sans doute, pour s’auto-affirmer. Pagava sautille avec impatience près de l’hélicoptère et regarde sans relâche tantôt la Vague tantôt la tour de contrôle. De toute évidence, il n’a pas envie de partir et il regrette que le chef, ici, ce soit lui. Malaïev se tient à l’écart et regarde lui aussi la Vague, sans la quitter des yeux, avec une hostilité froide. A l’ombre du cottage de Patrick, il y a mon flyer. C’est curieux, qui l’a garé là-bas et pourquoi ? Personne ne fait attention au flyer ; d’ailleurs, personne ici n’en a besoin : ils sont encore au moins une dizaine. L’hélicoptère est bien, puissant, de la classe « griffon », mais avec ce chargement-là il volera à moitié de sa vitesse. » Robert posa le carton sur une marche.