— Nous n’aurons pas le temps, dit Malaïev.
Sa voix trahissait une telle angoisse et une telle amertume que Robert en fut surpris. Mais il savait déjà que, tous, ils auraient le temps. Il s’approcha de Malaïev.
— Il y a encore un « charybde » de réserve, dit-il. Est-ce qu’un quart d’heure vous suffit ?
Malaïev le regarda sans comprendre.
— Il y a deux « charybdes » de réserve, dit-il froidement ; et, soudain, il comprit.
— Bon, dit Robert. N’oubliez pas Patrick. Il est de l’autre côté de l’hélicoptère.
Robert tourna le dos à Malaïev et partit en courant. On cria derrière, mais il n’y prêta pas attention. U courait de toutes ses forces, enjambant des appareils abandonnés, des plates-bandes de plantes décoratives, des buissons soigneusement taillés, aux fleurs blanches odorantes. U courait vers la banlieue ouest. Sur sa droite, au-dessus des toits, se dressait le mur de velours noir, butant sur le Zénith ; à gauche flamboyait un éblouissant soleil blanc. Robert contourna la dernière maison et se heurta aussitôt à la poupe immense du « charybde ». Il vit des lambeaux de verdure, coincés dans les jointures des gigantesques chenilles, les pétales déchiquetés d’une fleur vive collés à l’engrenage, le tronc écorché d’un jeune palmier pointant entre les mâchoires ; sans lever les yeux, il escalada en rampant une échelle droite, se brûlant les mains aux barreaux chauffés à blanc par le soleil. Toujours sans lever les yeux, il glissa sur le dos à l’intérieur de la cabine de direction manuelle, s’assit dans le fauteuil, rabattit la visière en acier devant son visage et, comme à l’accoutumée, ses mains se mirent à travailler automatiquement. Sa main droite se tendit en avant et brancha le courant, simultanément sa main gauche embrayait, mettait la commande sur la position manuelle, tandis que sa main droite se retirait déjà, cherchant la touche du starter ; lorsque, autour, tout hurla, tonna et trembla, sa main gauche, sans nécessité aucune, brancha le système d’air conditionné. Puis, cette fois-ci consciemment, il chercha à tâtons la manivelle de commande du capteur, la tira à fond vers lui et alors seulement il se décida à regarder à travers la visière rabattue.
Juste devant lui il y avait la Vague. Personne depuis Lu n’avait probablement jamais été aussi près de la Vague. Elle était simplement noire, sans la moindre nervure ; et, sur elle, la steppe inondée de soleil se détachait avec une netteté parfaite jusqu’à l’horizon. On distinguait chaque brin d’herbe, chaque petit buisson. Robert voyait même des musaraignes, ébahies, figées en petites colonnes jaunes devant leurs trous.
Un hurlement sec et strident jaillit au-dessus de sa tête et commença à croître impétueusement : lé capteur s’était mis en marche. Le « charybde » se balançait doucement en avançant. Les bâtiments du village, enveloppés de poussière, sautillaient dans le rétroviseur. On n’apercevait plus l’hélicoptère. Encore cent mètres, non, cinquante mètres, et ce serait assez. Il loucha vers la gauche, et il lui sembla que le mur de la Vague s’était déjà un peu incurvé. Du reste, il pouvait difficilement en juger. « Peut-être que je n’aurai pas le temps », pensa-t-il soudain. Il ne quittait pas des yeux les blanches colonnes de fumée qui s’élevaient au-dessus de l’horizon. La fumée se dissipait rapidement et à présent elle était à
peine visible. U serait intéressant de savoir ce qui pouvait brûler dans un « charybde ».
« Stop, pensa-t-il, écrasant le frein. Autrement il me sera impossible de m’enfuir. » Il regarda à nouveau dans le rétroviseur. « Qu’est-ce qu’ils peuvent traîner, mais qu’est-ce qu’ils peuvent traîner », sé dit-il. Devant le « charybde » une partie de la steppe, un énorme triangle dont la pointe était le capteur, s’obscurcissait lentement. Soudain, les musaraignes sautillèrent, alarmées ; l’une d’elles, à vingt pas de lui, tomba subitement sur le dos, agitant convulsivement ses pattes.
— Sauvez-vous, petites imbéciles, dit Robert à haute voix. Vous, vous pouvez …
Et là, il vit un autre « charybde ». Il se trouvait à un demi-kilomètre vers l’est, pointant avidement en l’air la gueule noire de son capteur ; devant l’engin, l’herbe était aussi en train de s’obscurcir, frissonnant sous le froid intolérable.
Robert fut terriblement content. « Bravo, pensa-t-il. Quelqu’un d’intelligent ! De courageux ! Serait-ce Malaïev ? Et pourquoi pas ? Lui aussi, est un homme et rien de ce qui est humain ne lui est étranger … Ou, peut-être que c’est Pagava en personne ? Après tout, non, on ne le laisserait tout simplement pas partir. On le ligoterait, on le fourrerait sous un siège et, par-dessus le marché, on l’écraserait avec les pieds pour qu’il ne regimbe pas. Non, bravo, bravo à ce gars ! » Il poussa la trappe d’entrée, se pencha et cria :
— Hé ! hé ! hé ! Courage, mon vieux ! A nous deux, on tiendra un an !
Il regarda les appareils et, aussitôt, oublia tout. Les réservoirs à énergie avaient atteint leur limite de capacité : derrière sa vitre couverte de poussière, l’aiguille lumineuse butait sur la sécurité. U jeta un coup d’œil rapide dans le rétroviseur et respira un peu mieux. Dans le ciel blanc au-dessus des toits du village, un petit point sombre diminuait sensiblement. « Encore une dizaine de minutes », pensa-t-il. A présent, on voyait nettement que le front de la Vague devant le village était incurvé en arrière. La Vague contournait la zone d’action des « charybdes » par l’est et par l’ouest.
Robert resta immobile quelques instants, les dents serrées. Il employait toute son énergie à chasser la vision d’un cadavre calciné dans le fauteuil du conducteur. Ce serait bien, apprendre à débrancher l’imagination selon son désir … Il frémit et entrepris d’ouvrir toutes les trappes dont il se souvenait « Une lourde trappe ronde au-dessus de la tête. L* trappe gauche, ouvrir tout grand ! La trappe droite, déjà entrouverte, tout grand aussi … La petite porte derrière, menant aux machines … Non, il vaut mieux la fermer : probablement, c’est là que se produit l’explosion, dans les réservoirs … La fermer au verrou, au verrou … » A cet instant précis l’autre « charybde » explosa.
Robert entendit un bref mais assourdissant coup de tonnerre ; il fut bousculé par une rafale d’air chaud et, se penchant par la trappe, il vit, à l’endroit où était son voisin, un énorme nuage de poussière jaune, cachant la steppe, le ciel et la Vague ; à l’intérieur du nuage quelque chose se consumait produisant une vive lumière tremblotante. Un bruissement se fit entendre, puis un choc sonore, contre le blindage. Robert jeta un regard sur les appareils et bondit par la trappe de gauche.
Il tomba face contre terre dans l’herbe chaude et sèche, se remit sur ses pieds et, courbé, se lança vers le village. Il n’avait jamais couru aussi vite de sa vie. Son « charybde » explosa quand il était déjà dans le jardin de la première maison. Il ne se retourna même pas, ne fit que rentrer la tête dans les épaules, se courba encore plus et courut encore plus vite. « Gloire éternelle à toi, se répétait-il. Gloire éternelle à toi ! » Puis il comprit qu’il prononçait ces mots depuis le moment où il avait vu à l’endroit où était le second « charybde » cette épouvantable colonne de poussière.