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— Tu es fou ! dit Gaba. (Il se releva lentement.) Ce sont des enfants ! Reprends tes esprits !

— Et ceux qui resteront ici, ce ne sont pas des enfants ? Qui choisira les trois qui iront dans la Capitale et partiront pour la Terre ? Toi ? Va, choisis !

Gaba ouvrait et fermait la bouche sans proférer un son. Robert regarda vers le nord. La Vague était déjà très visible. La bande éblouissante s’élevait de plus en plus haut, entraînant derrière elle le lourd rideau noir.

— Eh bien ? dit Robert. Tu mé le jures ?

Gaba secoua lentement la tête.

— Alors, adieu, dit Robert.

Il fit un pas en avant, mais Gaba lui barra la route.

— Les enfants ! dit-il d’une voix à peine audible.

Des deux mains, Robert agrippa les revers de la veste de Gaba et il colla son visage contre le sien.

— Tania ! dit-il.

Pendant quelques secondes, ils restèrent muets, les yeux dans les yeux.

— Elle te haïra, murmura Gaba.

Robert le relâcha et rit.

— D’ici trois heures, moi aussi, je serai mort, dit-il. Cela me sera indifférent. Adieu, Gaba.

Ils se séparèrent.

— Elle ne partira pas avec toi, dit Gaba dans son dos.

Robert ne répondit pas. « Ça, je n’ai pas besoin de toi pour le savoir », pensa-t-il. Il contourna l’aérobus et se mit à courir à longues foulées vers le flyer. Il voyait le visage de Tania tourné vers lui et les frimousses riantes des enfants qui entouraient Tania ; il leur fit un geste joyeux de la main ; il ressentait une forte douleur dans les muscles de son visage que contractait violemment un sourire insouciant. Il arriva au flyer, regarda à l’intérieur, puis se redressa et dit :

— Tania, viens me donner un coup de main !

Au même instant, de derrière l’aérobus surgit Gaba. Il sautillait à quatre pattes.

— Pourquoi est-ce qu’on s’ennuie ici, hein ? hurla-t-il. Qui pourra attraper Shere Khan, le grand tigre de la jungle ?

U émit un long rugissement, rua et cavala à quatre pattes vers la forêt. Quelques secondes durant, les gamins, bouche bée, le regardèrent ; puis, l’un d’eux glapit gaiement, un autre poussa un cri de guerre et, tous ensemble, ils coururent sur les traces de Gaba qui avait déjà franchi les premiers arbres et, toujours rugissant, pointait son nez.

Se retournant, un sourire étonné sur les lèvres, Tania s’approcha de Robert.

— C’est étrange, dit-elle. Comme s’il n’y avait pas eu de catastrophe.

Robert suivait toujours Gaba des yeux. On ne voyait plus personne, mais le rire et les glapissements, le bruit des branches cassées et le rugisse ment menaçant de Shere Khan arrivaient distinctement du fond de la forêt.

— Quel sourire bizarre tu as, Roby, dit Tania.

— C’est un drôle d’oiseau, ce Gaba ! dit Robert, regrettant immédiatement d’avoir parlé ; il aurait mieux fait de se taire. Le son de sa voix le trahissait.

— Que s’est-il passé, Rob ? demanda aussitôt Tania.

Involontairement, il regarda au-delà d’elle. Elle se retourna, regarda aussi et se serra, apeurée, contre lui.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

La Vague atteignait déjà le soleil.

— Il faut qu’on se dépêche, dit Robert. Monte dans la cabine et soulève le siège.

Elle sauta adroitement dans la cabine. Et c’est seulement lorsqu’elle fut dans l’appareil que, d’un bond énorme, il la rejoignit, entoura ses épaules de son bras droit, les serrant tellement qu’elle ne pouvait plus bouger, et il démarra en flèche vers le ciel.

— Roby ! chuchota Tania. Qu’est-ce que tu fais, Roby ?

Il ne la regardait pas. Il poussait le moteur au maximum. Ce n’est que du coin de l’œil qu’il aperçut, en bas, la clairière et l’aérobus abandonné, ainsi qu’un petit visage curieux qui pointait à la fenêtre de la cabine de pilotage.

CHAPITRE VIII

La chaleur du jour commençait déjà à tomber quand les derniers ptérocars, bondés et surchargés, se posèrent, brisant leur train d’atterrissage, dans les rues adjacentes à la vaste place de l’édifice du Conseil. A présent, presque toute la population de la planète était rassemblée ici.

Venant du nord et du sud, des colonnes grommelantes d’affreuses « taupes » de terrassement, portant l’insigne des trappeurs et l’éclair jaune des constructeurs-énergéticiens affluèrent lentement dans la ville. Elles dressèrent le camp au milieu de la place et, après une conférence ultra-rapide où seuls deux hommes prirent la parole et s’exprimèrent trois minutes chacun, elles se mirent à creuser une profonde mine-abri. Les « taupes » tonnèrent, assourdissantes, en brisant le béton qui recouvrait le sol, puis, l’une après l’autre, courbées d’une manière saugrenue, elles s’enfoncèrent dans la terre. Autour de la mine grandit rapidement une montagne circulaire du matériau concassé ; l’odeur étouffante et aigrelette du basalte dénaturé se répandit au-dessus de la place.

Les physiciens-zéroïstes s’installèrent dans les étages vides du théâtre en face de l’édifice du Conseil. Toute la journée, ils avaient battu en retraite, s’accrochant à mort, grâce à leurs phalanges de secours composées de « charybdes », à chaque poste d’observation, à chaque station de contrôle à grande distance, sauvant tout ce qu’ils pouvaient de l’équipement et de la documentation scientifique, risquant leur vie à chaque instant, et cela jusqu’à ce que l’ordre catégorique de Lamondoy et du directeur les convoque à la Capitale. On les reconnaissait à leur air excité, à la fois coupable et provocant, à leurs voix empreintes d’une animation affectée, à leurs plaisanteries dépourvues de drôleries et accompagnées de références à des circonstances particulières, à leur rire nerveux et fort. A présent, sous la direction d’Aristote et de Pagava, ils triaient et filmaient sur de la micropellicule le matériel le plus précieux destiné à être évacué de la planète.

Une nombreuse équipe de mécaniciens et de météorologistes se rendit dans la banlieue et entreprit la construction d’ateliers comportant des chaînes de montage pour les petites fusées. Ces fusées devaient convoyer les documents les plus importants en dehors de l’atmosphère de façon qu’ultérieurement on recueille ces satellites artificiels et les ramène sur la Terre. Une partie des « extérieurs » se joignit aux constructeurs de fusées, c’étaient ceuy qui, instinctivement, se sentaient incapables de rester les bras croisés ; ainsi que ceux qui, véritablement, pouvaient et voulaient aider ; ceux aussi qui croyaient sincèrement à la nécessité de sauvegarder cette documentation de la plus haute importance.

Mais, sur la place encombrée par les « guépards », les « méduses », les « percherons », les « diligences », les « taupes », les « griffons », il y avait encore beaucoup de gens. C’étaient des biologistes et des planétologues ayant perdu pour les heures restantes le sens de leur vie ; des « extérieurs » — peintres et comédiens — assommés par cette nouvelle inattendue, fâchés, égarés, ne sachant que faire, ni où aller, ni à qui adresser leurs réclamations. Quelques personnes très réservées et calmes conversaient paisiblement sur des thèmes divers, réunies en petits groupes parmi les véhicules. U y en avait aussi d’autres assises silencieusement dans les cabines, baissant la tête ou collées contre les murs des bâtiments.

La planète s’était vidée. De toute sa population. Chacun avait été convoqué, évacué, déniché des coins les plus reculés et ramené à la Capitale. La Capitale se trouvait à l’équateur, et maintenant, toutes les latitudes de la planète, celles du nord et celles du sud, étaient désertes. Seules quelques personnes restèrent là-bas, déclarant que cela leur était égal, et il y avait aussi, égaré au milieu de la forêt tropicale, l’aérobus avec des enfants et leur éducatrice, ainsi que le lourd « griffon » envoyé à leur recherche.