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Sous sa pointe argentée, le Conseil de l’Arc-en-ciel siégeait sans interruption. De temps à autre, le haut-parleur de diffusion générale, prenant la voix du directeur ou celle de Kanéko, convoquait les gens les plus inattendus. Ceux-ci couraient vers l’édifice du Conseil et disparaissaient derrière la porte, puis ils en sortaient, toujours courant, montaient dans des ptérocars ou des flyers et quittaient la ville. Plusieurs parmi ceux qui restaient sans rien faire, les suivaient d’un regard envieux. Personne ne savait de quelles questions on discutait au Conseil, mais le haut-parleur de diffusion générale avait déjà rugi l’information la plus importante : la menace sur la Capitale était réelle ; le Conseil possédait un seul vaisseau interstellaire de commando à capacité de chargement réduite ; L’Enfance avait été évacuée et les enfants se trouvaient maintenant dans le parc municipal sous la surveillance d’éducateurs et de médecins ; le vaisseau de ligne, le Flèche, restait en liaison permanente avec l’Arc-en-ciel et était en route vers lui, mais il n’arriverait pas avant dix heures. Toutes les vingt minutes, un membre de service du Conseil annonçait à la place la position des fronts de la Vague. Le haut-parleur tonnait : « Arc-en-ciel, Arc-en-ciel, votre attention, s’il vous plaît ! Voici une information concernant  … » Alors, la place se taisait, et, tous, ils écoutaient avidement, jetant des regards de dépit sur la mine d’où provenait le vrombissement des « taupes ».

La Vague avançait d’une manière étrange. Son accélération tantôt augmentait, alors les gens s’assombrissaient et baissaient les yeux ; tantôt diminuait, et les visages s’éclairaient, des sourires incertains perçaient. Mais la Vague avançait toujours, les semences brûlaient, les forêts s’enflammaient, les villages abandonnés flambaient.

Les déclarations officielles étaient très succinctes ; peut-être parce qu’il n’y avait ni assez de gens pour s’en occuper, ni assez de temps à y consacrer et, comme toujours dans des cas semblables, c’étaient des rumeurs qui devenaient le principal moyen d’information.

Les trappeurs et les constructeurs mordaient de plus en plus bas dans la terre ; les hommes maculés et fatigués qui sortaient de la mine, criaient, en souriant gaiement, qu’il ne leur fallait que deux ou trois petites heures pour terminer l’abri profond et suffisamment vaste qui contiendrait tout le monde. On les regardait avec un certain espoir, et cet espoir était confirmé par des rumeurs persistantes sur un calcul que, prétendait-on, Etienne Lamondoy, Pagava et on ne sait quel Patrick auraient fait. Selon ce calcul, la Vague du nord et celle du sud devaient, se heurtant à l’équateur, « pourraient se discontinuer réciproquement et se déritriniter », absorbant une quantité importante d’énergie. On disait qu’a près cela, l’Arc-en-ciel serait couvert d’un mètre et demi de neige.

On disait aussi qu’une demi-heure plus tôt, à l’Institut de l’espace discontinu, dont chacun sur la place pouvait voir les murs blancs et aveugles, on avait enfin réussi le lancement-zéro d’un homme vers le système solaire, on citait même le nom du pilote, du premier pilote-zéro de l’univers, qui serait actuellement en train de se prélasser sur Pluton.

On parlait de signaux reçus de derrière la Vague du sud. Les signaux étaient extrêmement déformés par des parasites, mais on avait réussi à les déchiffrer et il paraissait que quelques personnes, restées volontairement à l’une des stations d’énergie sur le chemin de la Vague, avaient survécu et se portaient d’une façon satisfaisante, ce qui témoignait en faveur du fait que la P-Vague, contrairement aux Vagues de types déjà connus, ne représentait pas un danger réel pour la vie. On citait même les noms des veinards et il se trouva des gens qui les connaissaient personnellement. A titre de confirmation, on répétait le récit d’un témoin oculaire au sujet du fameux Camille qui avait bondi hors de la Vague dans un ptérocar en flammes et était passé en trombe devant ledit témoin, telle une comète monstrueuse, criant quelque chose et agitant les bras.

Une rumeur en particulier se répandit largement : un vieux pilote interstellaire, travaillant en ce moment dans la mine, aurait dit à peu près ce qui suit : « Ça fait cent ans que je connais le comman dant du Flèche. S’il dit qu’il ne sera pas là avant dix heures, c’est qu’il y sera pas plus tard que dans trois heures. Il ne faut pas se référer au Conseil. Dans le Conseil siègent des dilettantes qui n’ont aucune idée de ce qu’est un vaisseau moderne, ni de ce qu’il peut effectuer entre des mains expérimentées. »

Le monde perdit soudain sa simplicité et sa netteté. Il devint difficile de séparer la vérité du mensonge. L’homme le plus honnête que vous connaissiez depuis l’enfance pouvait vous mentir, le cœur léger, uniquement pour soutenir votre moral et pour vous calmer, mais vingt minutes plus tard, vous le voyiez angoissé, courbé sous le poids d’une rumeur absurde : la Vague, bien qu’inoffensive pour la vie, mutilerait irréversiblement le psychisme, le renvoyant à l’âge des cavernes.

Les gens sur la place virent une grande femme corpulente, au visage baigné de larmes, conduisant un garçon de cinq ans environ portant une culotte rouge, entrer dans l’édifice du Conseil. Plusieurs la reconnurent : c’était Génia Viazanitzina, la femme du directeur de l’Arc-en-ciel. Elle ressortit très vite, guidée par Kanéko qui lui tenait le coude poliment mais fermement. Elle ne pleurait plus ; en revanche, son visage était empreint d’une résolution tellement farouche que les gens s’écartèrent, apeurés, lui cédant le passage. Le garçon grignotait tranquillement un pain d’épice.

Ceux qui s’affairaient se sentaient nettement mieux. C’est ainsi qu’un groupe important de peintres, d’écrivains et de comédiens, après s’être enroué à force de discuter, adopta, enfin, une décision définitive et se dirigea vers la banlieue, chez les constructeurs de fusées. Il y avait peu de chances qu’ils pussent les aider sérieusement, mais ils étaient sûrs qu’on leur trouverait une occupation. Certains descendirent dans la mine où l’on procédait déjà à l’excavation horizontale. Quelques pilotes expérimentés montèrent dans des ptérocars et filèrent vers le nord et vers le sud pour rejoindre les observateurs du Conseil qui, depuis quelques heures déjà, jouaient à cache-cache avec la mort.

Ceux qui restèrent virent un flyer brûlé, tout couvert de taches, tout cabossé, atterrir devant l’entrée du Conseil. Deux hommes s’en extirpèrent péniblement, attendirent quelques instants sur leurs jambes tremblantes, puis se dirigèrent vers la porte du Conseil, se soutenant l’un l’autre. Leurs visages étaient jaunes et enflés, et on eut du mal à reconnaître le jeune physicien Cari Hoffman et l’expérimen-tateur-zéroïste Timothy Sawyer, connu pour son art de jouer du banjo. Sawyer ne faisait que secouer la tête et mugir, tandis que Hoffman, après s’être raclé la gorge, raconta inintelligiblement qu’ils venaient d’essayer de sauter par-dessus la Vague, qu’ils s’en étaient approchés à vingt kilomètres, mais qu’à ce moment Tim avait eu mal aux yeux et qu’ils avaient été obligés de revenir. On découvrit alors que le Conseil avait suggéré l’idée de transporter la population de l’autre côté de la Vague. Sawyer et Hoffman avaient servi d’éclaireurs. Immédiatement, quelqu’un raconta que deux trappeurs avaient essayé de plonger sous la Vague en pleine mer à bord d’un bathyscaphe de recherche, mais que, pour le moment, ils n’étaient pas encore rentrés et qu’on ne savait rien sur leur compte.