A cette heure-ci, sur la place, il restait environ deux cents personnes : même pas la moitié de la population adulte de l’Arc-en-ciel. Les gens tâchaient de former des groupes. Ils conversaient lentement, sans quitter des yeux les fenêtres du Conseil. La place devenait silencieuse : les « taupes » parties loin en profondeur, leur rugissement s’entendait à peine. Les conversations n’étaient pas gaies.
— Une fois de plus, mes vacances sont gâchées. Et, ce coup-ci, apparemment, c’est pour longtemps.
— Abri, souterrain … clandestinité … De nouveau, le mur noir arrive, et les gens passent dans la clandestinité.
— C’est dommage que je ne sois pas d’humeur à peindre. Regardez l’édifice du Conseil, comme il est beau. Quelles couleurs profondes. Je l’aurais peint avec un plaisir immense … J’aurais transmis cette sensation de tension et d’attente, mais … je ne peux pas. Je ne suis pas bien.
— C’est tout de même étrange. Ce n’est pourtant pas un Conseil secret que nous avons élu, que je sache. Ils se prennent pour de vrais prêtres antiques. S’enfermer dans un bureau et y décider du sort de la planète … Après tout, peu m’importe ce qu’ils disent, mais c’est indécent …
— Je n’aime pas du tout le comportement d’Ana-niev. Regardez-le : ça fait deux heures qu’il est assis tout seul, ne parle à personne et ne fait qu’aiguiser son couteau … Je vais aller lui parler. Venez avec moi, voulez-vous ?
— Aodzora a brûlé … Mon Aodzora. C’est moi qui l’ai construite. Maintenant, il faut reconstruire … Et puis, ils la brûleront de nouveau.
— J’ai pitié d’eux. Regarde, toi et moi, on est ensemble et, parole d’honneur, je n’ai peur de rien ! Tandis que Matveï Sergueïevitch ne peut même pas passer ses dernières heures avec sa femme. C’est absurde, tout ça. Pourquoi ?
— Je suis là en train de bavarder parce que je considère que l’unique possibilité, c’est le vaisseau. Quant à tout le reste, c’est du vent, du bricolage, de l’amateurisme.
— Qu’est-ce qui m’a pris de venir ici ? Comme si je n’étais pas bien sur la Terre ! Arc-en-ciel, Arc-en-ciel, qu’est-ce que tu nous as fait …
A cet instant, le haut-parleur de diffusion générale rugit :
— Arc-en-ciel, Arc-en-ciel, votre attention, s’il vous plaît ! Ici le Conseil. Toute la population de la planète est convoquée pour la réunion générale ! Elle aura lieu sur la place du Conseil et commencera dans quinze minutes. Je répète …
Se frayant un passage à travers la foule vers l’édifice du Conseil, Gorbovski découvrit qu’il jouissait d’une popularité extraordinaire. Devant lui, on s’écartait, on se le montrait des yeux et même du doigt, on lui disait bonjour, on lui demandait : « Alors, comment ça va là-bas, Leonid Andreïe-vitch ? », derrière son dos on prononçait à mi-voix son nom, les noms des étoiles et des planètes où il avait eu affaire, ainsi que les noms des vaisseaux qu’il avait commandés. Gorbovski, ayant depuis longtemps perdu l’habitude d’une telle popularité, s’inclinait, saluait de la main, souriait, répondait : « Pour l’instant tout est en ordre », et pensait : « Que quelqu’un ose seulement me dire maintenant que les masses ne s’intéressent plus aux voyages interstellaires. » En même temps, il ressentait presque physiquement l’épouvantable tension nerveuse qui régnait sur la place. Elle avait une certaine ressemblance avec les minutes qui précèdent un examen très difficile et très important. Cette tension s’empara de lui aussi. Souriant, s’en tirant par des plaisanteries, il tâchait de définir l’humeur et la pensée collectives de cette foule et essayait de deviner ce qu’ils diraient quand il annoncerait sa décision. « Je crois en vous, pensait-il avec insistance. Je crois en vous, je crois en vous coûte que coûte. Je crois en vous : apeurés, alarmés, déçus, fanatiques. Vous, les hommes ! »
Tout près de la porte, il fut rattrapé et arrêté par un inconnu vêtu du costume conçu pour les travaux miniers.
— Leonid Andreïevitch, dit-il avec un sourire préoccupé. Une petite minute. Vraiment une toute petite minute.
— Je vous en prie, dit Gorbovski.
L’homme fouilla rapidement dans ses poches.
— Quand vous serez sur la Terre, dit-il, ayez l’amabilité … Mais où est-elle passée ? … Je ne pense pas que cela vous pose trop de problèmes. Ah ! la voilà … (U sortit une enveloppe pliée en deux.) J’ai marqué l’adresse, en caractères d’imprimerie … Ayez l’amabilité de la poster.
Gorbovski opina., — Même quand c’est écrit à la main, je comprends, dit-il tendrement et il prit l’enveloppe.
— J’ai une écriture exécrable. Je n’arrive pas à me relire, et là, en plus, j’étais pressé … (Il se tut quelques instants, puis lui tendit la main.) Bon voyage ! Je vous remercie d’avance.
— Où vous en êtes avec la mine ? demanda Gorbovski.
— Ça va très bien, répondit l’homme. Ne vous en faites pas pour nous.
Gorbovski entra dans l’édifice du Conseil et commença à monter l’escalier, réfléchissant à la première phrase du discours qu’il allait adresser au Conseil. Il n’arrivait pas à la composer. Il n’eut pas le temps d’atteindre le premier étage : les membres du Conseil descendaient à sa rencontre. En tête, faisant glisser son doigt sur la rampe, marchait Lamondoy, d’un pas léger, absolument calme et même un peu distrait. En voyant Gorbovski, il sourit d’un étrange sourire, déconcerté, et détourna aussitôt les yeux. Gorbovski s’écarta. Derrière Lamondoy venait le directeur, cramoisi et féroce. Il grogna : « Tu es prêt ? » et, sans attendre sa réponse, passa devant lui, suivi par d’autres membres du Conseil que Gorbovski ne connaissait pas. Avec animation, bruyamment, ils s’interrogeaient sur l’aménagement de l’entrée de l’abri souterrain ; leurs voix bruyantes, leur animation sonnaient faux ; on voyait que leurs pensées étaient complètement ailleurs. En dernier, descendait, à une certaine distance des autres, Stanislav Pichta, toujours aussi large, bronzé à outrance, la même chevelure volumineuse que vingt-cinq ans plus tôt, lorsqu’il commandait le Tournesol et, qu’ensemble avec Gorbovski, ils attaquaient la Tache Aveugle.
— Bah ! dit Gorbovski.
— Oh ! dit Stanislav Pichta.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je me chamaille avec les physiciens.
— Bravo, dit Gorbovski. Moi aussi, je vais le faire. Mais pour l’instant, dis-moi qui est ici le responsable de la colonie d’enfants ?
— Moi, répondit Pichta.
Gorbovski le regarda, incrécule.
— Oui, oui, moi ! dit Pichta en souriant. Peu vraisemblable ? Tu ne tarderas pas à en être convaincu. Sur la place. Quand le bazar aura éclaté. Je t’assure, ce sera un spectacle totalement antipédagogique.
Ils se mirent à descendre lentement vers la sortie.
— Le bazar, ce n’est rien, dit Gorbovski. Cela ne te concerne pas. Où sont les enfants ?
— Au parc.
— Très bien. Vas-y et commence immédiatement, tu m’entends ? immédiatement à les embarquer sur le Tariel. Marc et Percy t’attendent à bord. La crèche est déjà chargée. Va vite.
— Tu es un as, dit Pichta.
— Bien sûr, dit Gorbovski. Et maintenant, file.
Pichta lui donna une tape sur l’épaule et, se dandinant, dévala l’escalier. Gorbovski le suivit. Il vit des centaines de visages tournés vers lui et entendit la voix grommelante de Matveï qui parlait dans un mégaphone :
— … au fait, nous sommes en train de définir ce qui est le plus précieux pour l’humanité et pour nous, en tant que partie de l’humanité. Stanislav Pichta, responsable de la colonie d’enfants, prendra la parole le premier.