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On embarquait les enfants par les deux trappes :

les petits par celle des passagers, les aînés par celle de chargement. La foule rassemblée près des trappes était bien plus importante que Gorbovski ne l’avait prévu. Au premier coup d’œil, on voyait qu’il n’y avait pas seulement des éducateurs et des parents. Un peu à l’écart, s’entassaient des caisses d’ulmo-trons non distribués et d’équipement pour les trappeurs de Lalanda. Les adultes restaient silencieux, mais un bruit inhabituel résonnait près du vaisseau : des glapissements, des rires, des chants aigus dissonants, ce même brouhaha qui, de tout temps, était si étroitement lié aux internats, aux terrains de jeux et aux infirmeries. Gorbovski ne trouva pas de visages familiers hormis celui d’Alia Postachéva qui se tenait à part. Elle aussi, d’ailleurs, semblait complètement différente : triste et abattue, habillée avec beaucoup de soin et d’élégance. Assise sur une caisse vide, les mains sur les genoux, elle regardait le vaisseau. Elle attendait.

Gorbovski s’extirpa du ptérocar et se dirigea vers le vaisseau. Lorsqu’il passa devant Alia, elle lui offrit un sourire plaintif et dit :

— Moi, j’attends Marc.

— Oui, oui, il va sortir bientôt, dit tendrement Gorbovski qui reprit son chemin.

Mais, aussitôt, il fut retenu et il comprit qu’il ne lui serait pas facile d’arriver à la trappe.

Un barbu corpulent coiffé d’un panama lui barra la voie.

— Monsieur Gorbovski, dit-il. Je vous en prie, prenez ça.

Il tendit à Gorbovski un rouleau long et lourd.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Gorbovski.

— C’est ma dernière toile. Je suis Johann Soord.

— Johann Soord, répéta Gorbovski. Je ne savais pas que vous étiez ici.

— Prenez-la. Elle est toute légère. C’est ce qjue j’ai fait de mieux. Je l’ai apportée ici pour l’exposition. C’est Le Vent  …

Le cœur de Gorbovski se serra.

— Donnez-la-moi, dit-il et il recueillit le rouleau avec précaution.

Soord s’inclina.

— Merci, Gorbovski, dit-il et il disparut dans la foule.

Quelqu’un s’empara de la main de Gorbovski avec une telle force que cela lui fît mal. Il se tourna et vit une jeune femme. Ses lèvres frémissaient, son visage était baigné de larmes.

— C’est vous le commandant ? demanda-t-elle d’une voix déchirante.

— Oui, c’est moi.

Elle lui serra la main encore plus fort.

— Mon petit garçon est là  … A bord du vaisseau  … (Ses lèvres se mirent à trembler.) J’ai peur  …

Gorbovski se composa un visage étonné.

— Mais pourquoi donc ? Il ne court aucun risque.

— Vous en êtes sûr ? Vous me le jurez ?

— Il ne court aucun risque, répéta Gorbovski sur un ton ferme. C’est un très bon vaisseau !

— Tous ces enfants, dit-elle à travers ses larmes. Tous ces enfants  …

Elle lâcha sa main et se détourna. Gorbovski, après avoir hésité, poursuivit son chemin, protégeant le chef-d’œuvre de Soord ; mais il fut aussitôt saisi des deux côtés par les coudes.

— Ça ne pèse que trois kilos, dit un homme pâle et anguleux. Je n’ai jamais rien demandé à personne  …

— Je vois, approuva Gorbovski, et effectivement ça se voyait.

— C’est le rapport sur les observations de la Vague des dix dernières années. Six millions de photocopies.

— C’est très important 1 renchérit le second homme qui tenait le coude gauche de Gorbovski.

Il avait d’épaisses lèvres affables, des joues mal rasées et de petits yeux implorants.

— Vous comprenez, c’est Malaïev  … Il pointa son doigt vers son compagnon. Vous devez prendre ce dossier absolument  …

— Taisez-vous un peu, Patrick, dit Malaïev. Leonid Andreïevitch, écoutez-moi bien  … Pour que cela ne se reproduise plus jamais  … Pour que plus jamais  … (il s’étrangla) plus jamais personne ne nous impose ce dilemme honteux.

— Suivez-moi, dit Gorbovski. J’ai les mains prises.

Ils le lâchèrent, il fit un pas en avant, mais se cogna le genou contre un objet de grande taille enveloppé d’une bâche que tenaient, avec un effort visible, deux jeunes gens aux bérets bleu marine identiques.

— Vous ne pourriez pas le prendre ? souffla l’un d’eux.

— Si c’était possible  …, dit l’autre.

— Nous avons mis deux ans à le construire  …

— S’il vous plaît.

Gorbovski secoua la tête et s’apprêta à passer outre.

— Leonid Andreïevitch, dit le premier, plaintif. Nous vous implorons.

Gorbovski secoua de nouveau la tête.

— Ne t’humilie pas, dit le second, fâché. (Il lâcha brutalement l’objet enveloppé qui tomba avec fracas sur le sol.) Lâche-le, je te dis, lâche !

Avec une rage inattendue, il assena un coup de pied à son appareil et s’éloigna en boitant fortement.

— Volodia ! cria dans son dos le premier, alarmé. Reprends tes esprits !

Gorbovski se détourna.

— Evidemment, les sculpteurs n’ont rien à espérer, prononça près de son oreille une voix insinuante.

Gorbovski se contenta de secouer la tête ; il ne pouvait plus parler. Collé à lui, Malaïev respirait péniblement et écrasait l’arrière de ses chaussures.

Un autre groupe de personnes, munies de rou leaux, colis et paquets, s’ébranla d’un coup et l’accompagna dans sa marche.

— Peut-être, vaudrait-il mieux faire la chose suivante  …, débita l’un d’eux sur un ton nerveux et saccadé. Peut-être  … Déposer tout cela devant la trappe de chargement  … Nous comprenons qu’il y a peu de chances  … Mais si jamais il vous reste de la place  … Après tout, ce ne sont pas des êtres humains, mais des objets  … Les entasser n’importe où  … n’importe comment  …

— Oui., oui  …, dit Gorbovski. Occupez-vous-en, je vous en prie. (Il s’arrêta un instant et changea le chef-d’œuvre d’épaule.) Faites-le savoir à tout le monde. Déposez les objets près de la trappe de chargement. A dix pas et sur le côté. D’accord ?

Un mouvement agita la foule, elle se fit moins dense. Les gens aux rouleaux et aux paquets commencèrent à se disperser et Gorbovski finit par atteindre l’espace libre devant la trappe des passagers, où les petits, alignés deux par deux, attendaient de se retrouver dans les bras de Percy Dickson.

Les bambins vêtus de vestes, culottes et bonnets multicolores étaient dans un état de joyeuse excitation provoqué par la perspective d’un véritable voyage interstellaire. Ils n’avaient d’attention que pour ceux de leur âge, ainsi que pour l’immensité bleuâtre du vaisseau et ils n’offraient que des regards distraits à la foule des parents. Les parents, ils n’y pensaient pas. Dans l’ouverture ronde de la trappe se tenait Percy Dickson, affublé de l’uniforme de parade de pilote interstellaire, antique, oublié depuis longtemps, lourd et étouffant, aux boutons argentés à la va vite, orné d’insignes et de galons rutilants. La sueur ruisselait sur son visage barbu et, de temps à autre, il hurlait d’une voix de marin : « Tout le monde à sa place, on lève l’ancre ! » C’était très gai et les loupiots, extasiés, ne détachaient pas leurs yeux de lui. Les deux éducateurs se tenaient là aussi : l’homme avait la liste à la main, la femme chantait avec les petits, trop gaiement, la chanson du rhinocéros courageux. Sans quitter Dickson des yeux, ils faisaient écho avec une grande ferveur, chantant chacun à sa façon.