U leur tourna le dos et se cogna dans le jeune homme aux yeux tristes.
— Oh ! je vous demande pardon, dit Gorbovski. Je vous ai complètement oublié.
— Vous avez dit qu’il y aurait deux éducateurs qui partiraient, prononça le jeune homme d’une voix rauque. Qui ?
— Mais qui êtes-vous ? demanda Gorbovski.
— Je suis Robert Skliarov. Physicien-zéroïste. Mais il ne s’agit pas de moi. Je vais tout vous raconter. Seulement, dites-moi d’abord quels sont les éducateurs qui partiront ?
— Skliarov … Skliarov … Un nom étonnamment familier. Où l’ai-je déjà entendu ?
— Camille, dit Skliarov, se forçant à sourire.
— Ah, dit Gorbovski. Ainsi, vous êtes curieux de savoir qui partira ? (Il examina Skliarov des pieds à la tête.) Bon, je vais vous le dire. A vous seul. Le responsable et le médecin en chef. Ils ne le savent pas encore.
— Non, dit Skliarov en saisissant les mains de Gorbovski. Encore un … Encore une … Tatiana Tourtchina. Elle est éducatrice. Elle est très aimée. C’est une éducatrice extrêmement qualifiée …
Gorbovski libéra ses mains.
— Impossible, dit-il. Impossible, mon cher Robert ! Seules, les mères avec les nouveau-nés partent, vous comprenez ? Seuls, les enfants et les mères avec les nouveau-nés.
— Elle aussi ! fit aussitôt Skliarov. Elle aussi est mère ! Elle va avoir un enfant … Mon enfant ! Demandez-le-lui … Elle aussi est mère !
Quelqu’un poussa fortement Gorbovski dans le dos. Il chancela et vit Skliarov qui reculait, apeuré, devant l’approche d’une petite femme très fine, étonnamment gracieuse et élancée, avec plusieurs stries blanches dans ses cheveux d’or, au visage dont la rare beauté paraissait pétrifiée. Gorbovski se passa la main sur le front et retourna à la trappe.
A présent, seuls demeuraient les élèves des grandes classes et les éducateurs. Les autres adultes : les pères, les mères, tous ceux qui avaient apporté leurs œuvres, ainsi que ceux qui avaient été attirés vers le vaisseau par un espoir vague, inconscient, reculaient lentement, se divisaient et for maient des groupes. Stanislav Pichta, les bras écartés, se tenait dans la trappe et criait :
— Serrez-vous un peu, les gars ! Michael, dis à ceux qui sont dans le poste de pilotage de se serrer ! Encore un peu !
De sérieuses voix d’enfants lui répondirent :
— Il n’y a plus de place ! On est déjà très serrés !
La voix grave de Percy Dickson tonna :
— Comment ça, plus de place ! Et là, derrière le tableau de bord ? N’aie pas peur, ma chérie, il n’y a pas de courant, passe par ici, passe … Toi aussi … Et toi, le nez retroussé … Allez, dépêchons ! Et toi aussi … Voilà … Voilà …
La voix de Valkenstein, froide, sonnant comme du métal, répétait :
— Serrez-vous, les gars … Laissez passer … Pousse-toi, fillette … Laisse-moi passer, mon petit …
Pichta fit de la place et Valkenstein apparut à côté de lui, sa veste jetée sur l’épaule.
— Je reste sur l’Arc-en-ciel, dit-il. Désolé, mais il vous faudra vous passer de moi, Leonid Andreïe-vitch.
Ses yeux fouillaient la foule, cherchant quelqu’un.
Gorbovski hocha la tête.
— Le médecin est à bord ? demanda-t-il.
— Oui, répondit Marc. Comme adulte, il n’y a que le médecin et Dickson.
Un rire fusa soudain de la trappe.
— Vous alors ! prononça distinctement la voix de Dickson. C’est comme ça qu’il faut faire … Une, deux … Une, deux …
Dickson apparut dans la trappe. Il apparut au-dessus de la tête de Pichta, son visage renversé était couvert de sueur, cramoisi.
— Tenez-moi, Leonid, siffla-t-il. Sinon je vais dégringoler.
Les enfants riaient aux éclats. C’était effectivement très drôle : le gros ingénieur du bord pendait du plafond comme une mouche, s’accrochant des mains et des pieds aux dispositifs qui servaient à fixer la cargaison. Il était lourd et brûlant ; lorsque Pichta et Gorbovski l’eurent tiré dehors et remis sur pieds, il dit, respirant avec difficulté :
— Vieux … Je suis trop vieux …
Clignant des yeux, l’air coupable, il regarda Gorbovski.
— Je ne peux pas tenir là-dedans, Leonid. Pas de place, pas d’air, trop chaud … Ce sacré costume … Je reste ici. Vous avec Marc, partez. Et puis, à vrai dire, j’en ai assez de vous deux.
— Adieu, Percy, dit Gorbovski.
— Adieu, ami, dit Dickson, attendri.
Gorbovski rit et lui tapota les galons.
— Eh bien, Stanislav, dit-il à Pichta, il te faudra te passer d’ingénieur de bord. Je pense que tu t’y feras. Ta mission : te mettre sur l’orbite du satellite de l’équateur et attendre le Flèche. Le reste sera fait par le commandant du Flèche.
Pendant quelques secondes, Pichta garda un silence hébété. Puis, il comprit.
— Mais qu’est-ce que t’as, hein ? dit-il, très bas, fouillant du regard le visage de Gorbovski. Mais qu’est-ce que t’as ? Toi, un commando ! Qu’est-ce que c’est que ces gestes ?
— Des gestes ? dit Gorbovski. Je n’en suis pas capable. Toi, vas-y. Tu es responsable d’eux tous jusqu’à la fin de l’opération. (Il se tourna vers les élèves des grandes classes.) Allez, en avant ! Tous à bord ! cria-t-il. Vas-y le premier, sinon tu ne passeras pas, dit-il à Pichta.
Pichta regarda, l’air abattu, les élèves des grandes classes qui s’avançaient en traînant vers la passerelle, il regarda la trappe d’où émergeaient des visages d’enfants, colla un baiser maladroit sur la joue de Gorbovski, salua Marc et Dickson, se hissa sur la pointe des pieds et s’accrocha aux dispositifs de fixation. Gorbovski le poussa légèrement. Les élèves des grandes classes, avec une importance et une lenteur affectées, commencèrent à se propulser un par un dans le vaisseau, s’encourageant de « Eh ! remue-toi ! Rentre tes lèvres, sinon on marchera dessus ! Qui c’est qui pleure ? Haut les cœurs ! » La dernière à monter fut la fille au pantalon de sport. Elle s’arrêta une seconde et se retourna, pleine d’espoir, vers Gorbovski, mais il se composa un visage de pierre.
— Vous voyez bien qu’il n’y a pas de place, dit-elle tout bas. Je ne rentre pas.
— Tu vas maigrir, promit Gorbovski et, la prenant par les épaules, il l’encastra doucement dans la foule. Et le film ? demanda-t-il à Dickson.
— Tout est calculé, répondit Percy d’un air important. Le film commencera au moment du décollage. Les enfants aiment les surprises :
— Pichta ! cria Gorbovski. Tu es prêt ?
— Oui, répliqua la voix sonore de Pichta.
— Décolle, Pichta ! Que le plasma vous soit propice ! Ferme les trappes ! Garçons et filles, je vous souhaite un plasma propice !
La lourde plaque de la trappe surgit silencieusement de la rainure. Faisant les gestes d’adieu, Gorbovski s’écarta du butoir. Soudain, il se souvint :
— Hé ! cria-t-il. Et la lettre !
La lettre n’était pas dans sa poche de poitrine, ni dans sa poche latérale. La trappe se refermait. Il finit par la retrouver, curieusement, dans la poche intérieure. Gorbovski la fourra dans la main de la fille au pantalon de survêtement et retira prestement son bras. La trappe se ferma. Sans savoir pourquoi, Gorbovski caressa le métal bleuâtre, et descendit sans regarder personne. Dickson et Marc éloignèrent la passerelle. Il ne restait que très peu de monde autour du vaisseau ; en revanche, des dizaines d’hélicoptères et de flyers tournaient au-dessus de lui.