Gorbovski évita la montagne de valeurs matérielles, trébucha contre le buste de quelqu’un et se dirigea vers la trappe des passagers où devait l’attendre Génia Viazanitzina. Pourvu que Matveï arrive, pensa-t-il, angoissé. Il se sentait oppressé, desséché, et il se réjouit de tout son cœur en voyant Matveï qui marchait à sa rencontre. Mais il était seul.
— Où est Génia ? demanda Gorbovski.
Matveï s’arrêta et regarda tout autour. Génia n’était nulle part.
— Elle devrait être ici, dit-il. J’ai parlé avec elle par radiophone. Quoi, les trappes sont déjà fermées ? continuait-il en regardant alentour.
— Oui, ils vont décoller, dit Gorbovski.
Lui aussi, regardait partout. « Peut-être, est-elle dans un hélicoptère », pensa-t-il. Mais il savait déjà que c’était faux.
— C’est bizarre que Génia ne soit pas là, dit Matveï.
— Il est possible qu’elle soit dans un des hélicoptères, dit Gorbovski.
Et soudain, il comprit où elle était. « Ah ! celle-là alors ! » pensa-t-il.
— Je n’aurai donc pas vu Aliocha, dit Matveï.
Un son étrange, ample, semblable à un soupir convulsif, retentit au-dessus du cosmodrome. L’énorme masse bleue du vaisseau se détacha sans bruit du sol et amorça une lente ascension. « C’est la première fois de ma vie que je vois l’envol de mon navire », pensa Gorbovski. Matveï accompagnait toujours le vaisseau des yeux et soudain, comme piqué par un serpent, il se tourna vers Gorbovski et le fixa avec stupeur.
— Attends …, marmonna-t-il. Mais comment ça ? … Pourquoi es-tu ici ? Et le vaisseau ?
— Pichta est là, dit Gorbovski.
Les yeux de Matveï se figèrent.
— La voilà, murmura-t-il.
Gorbovski suivit son regard. Une bande lisse et éblouissante s’élevait au-dessus de l’horizon.
CHAPITRE X
Aux approches de la Capitale, Gorbovski demanda à s’arrêter. Dickson freina, le regarda d’un air expectatif.
— Je vais aller à pied, dit Gorbovski.
Il sortit. Aussitôt, il fut suivi par Marc ; puis il tendit la main et aida Alia Postachéva à descendre. Tout le long du trajet depuis le cosmodrome, le couple assis sur le siège arrière, s’était tu. Tous deux se tenaient par la main, très fort, comme des enfants, et Alia, les yeux fermés, enfouissait son visage dans l’épaule de Marc.
— Venez avec moi, Percy, dit Gorbovski. Nous allons cueillir des fleurs, la chaleur est tombée. Ce sera très profitable pour votre cœur.
Dickson secoua sa tête ébouriffée.
— Non, Leonid, fit-il. Disons-nous plutôt adieu.
Je reprends la route.
Le soleil qui pendait juste au-dessus de l’horizon — il faisait frais — paraissait éclairer un couloir auy murs noirs ; les deux Vagues — celle du nord et celle du sud — se dressaient déjà haut dans le ciel.
— Je vais rouler dans ce couloir, dit Dickson. Droit devant moi. Adieu, Leonid, adieu Marc. Toi aussi, petite, adieu. Allez … Mais avant, pour la dernière fois, je vais essayer de deviner ce que vous allez faire. A présent, c’est particulièrement simple.
— Oui, c’est simple, dit Marc. Adieu, Percy. Viens, ma chérie.
Avec un bref sourire, il jeta un coup d’œil sur Gorbovski, entoura de son bras les épaules d’Alia, et ils s’en furent dans la steppe. Gorbovski et Dickson les regardèrent s’éloigner.
— Un peu trop tard, dit Dickson.
— Oui, confirma Gorbovski. Mais quand même, je les envie.
— Vous aimez envier. Et votre envie est tellement contagieuse, Leonid ! Voyez-vous, moi aussi, j’éprouve ce sentiment. Je l’envie parce que quelqu’un pensera à lui dans ses dernières minutes, tandis que moi … Au fait, vous aussi, Leonid, personne ne pensera à vous.
— Voulez-vous que moi, je pense à vous ? demanda sérieusement Gorbovski.
— Non, ça n’en vaut pas la peine. (Dickson, plissant les paupières, regarda le soleil couchant.) Oui, dit-il. Ce coup-ci, à ce qu’il semble, on ne s’en sortira pas. Adieu, Leonid !
Il salua et partit, et Gorbovski se mit à marcher lentement sur la chaussée à côté d’autres gens qui se dirigeaient tout aussi lentement vers la ville. Pour la première fois au cours de cette journée folle, tendue et terrifiante, il se sentait très léger et très calme. Il ne lui fallait prendre soin de personne, il ne lui fallait plus rien décider ; tous ceux qu’il voyait étaient leurs propres maîtres et lui aussi. Il n’appartenait désormais qu’à lui-même ; il n’avait jamais été aussi indépendant de sa vie.
La soirée était belle et, sans ces murs noirs à droite et à gauche qui poussaient lentement dans le ciel bleu, elle aurait été tout simplement splendide : douce, limpide, avec juste ce qu’il fallait de fraîcheur, percée par les rayons rosâtres du soleil. Il restait de moins en moins de gens sur la chaussée ; plusieurs étaient partis dans la steppe comme Valkenstein et Alia, d’autres s’étaient arrêtés sur les bords du chemin.
Le long de la rue principale de la ville s’étalaient, de toute beauté, les taches multicolores des tableaux exposés par leurs peintres pour la dernière fois : près des arbres, des murs de maisons, des poteaux de transmission énergétique. Devant les tableaux se tenaient des gens, ils s’abandonnaient à leurs souvenirs, ils se réjouissaient doucement ; un homme — inlassable — provoqua une discussion, tandis qu’une femme mince et jolie pleurait à chaudes larmes, répétant à haute voix : « C’est dommage … Oh ! que c’est dommage ! » Gorbovski se dit qu’il l’avait déjà vue quelque part, mais ne réussit pas à se rappeler où.
Une musique inconnue se faisait entendre : dans le café ouvert à côté de l’édifice du Conseil, un homme tout petit, malingre, était en train de jouer de la choriole avec une passion et une fougue extraordinaires. Les gens attablés l’écoutaient sans bouger, d’autres l’écoutaient assis sur les marches ou sur les pelouses devant le café. Sur la choriole était fixé un grand carré de carton portant une inscription malhabile : « Arc-en-ciel lointain. » Chanson. Pas term.
Autour de la mine, il y avait foule et tous étaient occupés. L’énorme dôme du caisson en cours de construction lançait des reflets opaques. Une file de physiciens-zéro sortait du théâtre, traînant des dossiers, des paquets, des piles de boî*es. Gorbovski pensa immédiatement au dossier transmis par Malaïev. Il tâcha de se rappeler où il l’avait mis. Il lui sembla l’avoir laissé dans le poste de pilotage. Ou dans le sas ? Pas d’effort de mémoire. Aucune importance. Il fallait être totalement insouciant. Etrange, ces physiciens seraient donc encore en train d’espérer quelque chose ? Il est vrai qu’on peut toujours espérer un miracle. Mais ce qui est drôle, c’est que ce miracle était attendu par les gens les plus sceptiques et les plus logiques de la planète.
Assis près du mur du Conseil, devant l’entrée, les jambes allongées, se trouvait un homme dont la combinaison de pilote était déchirée, aveugle, le visage bandé. Un banjo étincelant, nickelé, reposait sur ses genoux. La tête rejetée en arrière, l’aveugle écoutait la chanson Arc-en-ciel lointain.
Le faux navigateur Hans sortit de derrière le dôme, portant un énorme sac sur l’épaule. En voyant Gorbovski il sourit et lança, tout en marchant :