— Ah ! c’est vous, commandant ! Comment vont vos ulmotrons ? Vous les avez eus ? Nous, on enterre les archives. C’est très fatigant. Une journée démente …
Apparemment, c’était la seule personne de tout l’Arc-en-ciel qui n’avait jamais su que Gorbovski était le vrai commandant du Tariel.
Matveï interpella Gorbovski d’une fenêtre du Conseil.
— Le Tariel est déjà sur orbite ! cria-t-il. On vient de se dire adieu. Chez eux, tout va bien.
— Descends, proposa Gorbovski. On marchera ensemble.
Matveï secoua la tête.
— Non, ami, dit-il. J’ai une montagne de choses à faire et si peu de temps … (Il se tut quelques instants, puis ajouta, déconcerté :) On a retrouvé Génia, et tu sais où ?
— Je devine, dit Gorbovski.
— Pourquoi l’as-tu fait ? dit Matveï.
— Parole d’honneur que je n’y suis pour rien, dit Gorbovski.
Matveï hocha la tête avec reproche et disparut au fond de la pièce ; Gorboski poursuivit son chemin.
Il arriva au bord de la mer, à une magnifique plage jaune aux parasols multicolores, aux chaises longues confortables, aux hors-bords et barques alignés devant un ponton bas. Il s’installa dans une des chaises longues, étira les jambes avec plaisir, croisa les mains sur son ventre et se mit à regarder à l’ouest le soleil couchant d’un pourpre profond. Les murs d’un noir de velours se penchaient à droite et à gauche et il s’efforçait de ne pas y prêter attention.
« A cet instant, j’aurais dû décoller pour Lalanda, pensa-t-il dans sa somnolence. Nous devrions être assis tous les trois dans le poste de pilotage, je leur raconterais quelle gentille planète c’était, l’Arc-en-ciel, comment je l’ai sillonnée tout entière en une journée. Percy Dickson se tairait, triturant les poils de sa barbe, tandis que Marc ronchonnerait que tout est vieux, ennuyeux et partout pareil. Demain, vers la même heure, nous serions sortis de la déritrinita-tion … »
Devant lui passa, tête baissée, la jeune femme d’une rare beauté, aux stries blanches dans ses cheveux d’or, qui avait interrompu de façon si propice sa conversation déplaisante avec Skliarov au cosmodrome. Elle marchait juste au bord de l’eau et son visage ne semblait plus sculpté dans la pierre ; il exprimait seulement une lassitude incommensurable, infinie. Elle s’arrêta à une cinquantaine de pas de lui, resta quelques secondes immobile, contempla la mer, puis s’assit sur le sable et appuya son menton contre ses genoux. Aussitôt, quelqu’un poussa un lourd soupir près de l’oreille de Gorbovski et, jetant un coup d’œil, il vit Skliarov. Skliarov aussi regardait la jeune femme.
— Tout est absurde, dit-il à voix basse. J’ai vécu une vie ennuyeuse, inutile ! Et le pire a attendu le dernier jour …
— Mon cher, dit Gorbovski, que peut-il y avoir de bon pendant notre dernier jour ?
— Vous ne savez pas encore que …
— Je le sais, dit Gorbovski. Je sais tout …
— Vous ne pouvez pas tout savoir … A la manière dont vous me parlez …
— C’est-à-dire ?
— Comme à un homme ordinaire. Tandis que je suis un lâche et un criminel.
— Allons, Robert, dit Gorbovski. Pourquoi lâche et criminel, voyons.
— Je suis un lâche et un criminel, répéta Robert, obstiné. Je dois même être pire que ça, parce que je considère que j’avais raison en agissant ainsi.
— Les lâches et les criminels n’existent pas, dit Gorbovski. Il m’est plus facile de croire à un homme capable de ressusciter qu’à un homme capable de commettre un crime.
— U ne faut pas me consoler. Je vous répète que vous ne savez pas tout.
Gorbovski tourna paresseusement la tête vers lui.
— Robert, dit-il, ne perdez pas votre temps. Rejoignez-la. Asseyez-vous à côté d’elle … Je suis très bien comme ça, allongé, mais si vous voulez, je vais vous aider …
— Tout se fait à rencontre de ce qu’on a désiré, dit Robert sur un ton angoissé. J’étais sûr de la sauver. Il me semblait que j’étais prêt à tout. Mais il s’est révélé que je n’étais pas prêt à tout … J’y vais, dit-il soudain.
Gorbovski le regardait marcher, d’abord à grands pas décidés, puis de plus en plus lentement, il le vit enfin s’approcher d’elle, s’asseoir à son côté, il vit aussi qu’elle ne s’écartait pas.
Pendant un temps, Gorbovski les observa, essayant de savoir s’il les enviait ou pas, puis il s’endormit pour de bon. Il fut réveillé par le contact d’un objet froid. Il entrouvrit un œil et vit Camille, son éternel casque biscornu, son éternel visage contrit et lugubre, ses yeux ronds qui ne cillaient pas.
— Je savais que vous étiez là, Leonid, annonça Camille. Je vous cherchais.
— Bonsoir, Camille, marmonna Gorbovski. Ça doit être très ennuyeux : tout savoir …
Camille traîna une chaise longue et s’assit à côté de Gorbovski dans la pose d’un homme dont la colonne vertébrale est brisée.
U y a des choses plus ennuyeuses que ça, dit-il. J’en ai assez de tout. C’était une erreur monumentale.
— Comment ça va, dans l’autre monde ? demanda Gorbovski.
— Il y fait sombre, dit Camille. (Il se tut quelques instants.) Aujourd’hui, je suis mort et je suis ressuscité trois fois. Chaque fois, j’ai eu très mal.
— Trois fois, répéta Gorbovski. Un record. (Il jeta un regard sur Camille.) Camille, dites-moi la vérité. Je n’arrive toujours pas à comprendre. Etes-vous un humain ? Ne vous gênez pas. Je n’aurai pas le temps de le répéter à qui que ce soit.
Camille réfléchit.
— Je ne sais pas, dit-il. Je suis le dernier de la Douzaine du Diable. L’expérience n’a pas réussi, Leonid. Au lieu de la sensation « on veut, mais on ne peut pas », on a celle de « on peut, mais on ne veut pas ». C’est insupportablement triste : pouvoir et ne pas vouloir.
Gorbovski écoutait, les yeux clos.
— Oui, je comprends, prononça-t-il. Pouvoir et ne pas vouloir, ça vient de la machine. Quant à la tristesse, elle vient de l’humain.
— Vous ne comprenez rien, dit Camille. Parfois, vous autres, vous aimez vous livrer à des rêveries sur la sagesse des patriarches qui n’ont ni désirs, ni sentiments, ni même sensations. Une intelligence dépourvue de chair. Un cerveau daltonien. Le Grand Logicien. Les méthodes logiques exigent une concentration absolue. Pour faire quelque chose dans la science, il faut, nuit et jour, se pencher sur le même sujet, lire sur le même sujet, parler sur le même sujet … Mais comment fuir son propre prisme psychique ? La faculté innée de sentir … Parce qu’il faut aimer, il faut lire sur l’amour, il faut avoir des collines vertes, la musique, les tableaux, l’insatisfaction, la peur, l’envie … Vous essayez de vous limiter vous-mêmes et vous perdez ainsi une énorme part de bonheur. Et vous ne savez que trop bien que vous la perdez. Alors, pour exterminer en vous cette conscience et mettre fin à ce dédoublement douloureux, vous vous châtrez. Vous arrachez de vous toute la partie émotionnelle humaine et ne gardez qu’une seule réaction au monde extérieur : le doute.
Camille se tut un moment.
— Et c’est là que la solitude vous guette, reprit-il. (Avec une angoisse horrible, il regardait la mer du soir, la plage qui se refroidissait, les chaises longues vides, projetant une triple ombre bizarre.) La solitude …, répéta-t-il. Vous m’avez toujours abandonné, vous autres, humains. J’ai toujours été un drôle d’oiseau inutile, importun et incompréhensible. Maintenant aussi, vous allez m’abandonner. Et moi, je resterai seul. Cette nuit, je ressusciterai pour la quatrième fois, tout seul, sur une planète morte, ensevelie sous les cendres et la neige …