— Nous nous séparerons bientôt, Robert, dit soudain Camille.
Robert qui s’assoupissait, tressaillit. Camille, debout devant la fenêtre du nord, lui tournait le dos. Robert se redressa et se passa la main sur le visage. Sa paume en fut mouillée.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
— La science. C’est vraiment sans espoir, Roby !
— Ça, je le sais depuis longtemps, grogna Robert.
— Pour vous, la science est un labyrinthe. Des impasses, de sombres ruelles, des virages inattendus. Vous ne voyez rien d’autre que les murs. Et vous ignorez tout du but final. Vous avez déclaré que votre but, c’était d’atteindre la fin de l’infini, autrement dit, vous avez tout simplement affirmé que le but final n’existait pas. Pour vous, réussir ce n’est pas atteindre la ligne d’arrivée, mais progresser vers elle. Votre chance, c’est que vous soyez incapable de concevoir des abstractions. Le but final, l’éternité, l’infini, pour vous, ce ne sont que des mots. D’abstraites catégories philosophiques. Dans votre vie quotidienne, elles ne signifient rien. Tandis que tout ce labyrinthe, si vous le contempliez de haut …
Camille se tut. Robert attendit un peu et demanda :
— Et vous, vous l’avez fait ?
Camille ne répondit pas et Robert décida de ne pas insister. Il soupira, posa son menton sur ses poings, ferma les yeux. « Un homme parle et agit, pensait-il. Ce sont les manifestations extérieures de divers processus qui se déroulent tout au fond de son être. Celui-ci, chez la plupart des gens est plutôt réduit, si bien que chacun de ses mouvements se manifeste aussitôt à l’extérieur ; en règle générale, sous forme de vains babillages et de gesticulation insensée. En revanche, chez des gens comme Camille, ces processus doivent être très puissants, sinon ils ne se frayeraient pas un chemin vers la surface. Si seulement on pouvait jeter un tout petit coup d’œil à l’intérieur de lui ! » Robert s’imagina un abîme béant au fond duquel se succédaient précipitamment des ombres phosphorescentes et informes.
« Personne ne l’aime. Tout le monde le connaît — sur l’Arc-en-ciel il n’y a pas un homme qui ne connaisse pas Camille — mais personne, personne ne l’aime. Dans une telle solitude, moi, je serais devenu fou, mais Camille a l’air de s’en désintéresser complètement. Il est toujours seul. On ne sait pas où U habite. Il apparaît soudain et disparaît de même. On voit son bonnet blanc tantôt à la Capitale, tantôt en pleine mer ; il y a des gens qui affirment l’avoir vu simultanément dans deux endroits différents. Bien entendu, c’est du folklore local, mais tout ce qui se dit sur Camille prend presque toujours des airs d’étrange anecdote. Il a une manière bizarre de dire « moi » et « vous ». Personne ne l’a jamais vu travailler, mais de temps en temps il fait une apparition au Conseil pour y énoncer des choses incompréhensibles. Parfois, on arrive à saisir son idée, et dans ces cas-là personne n’est en mesure de le contredire. Lamondoy a fait un jour remarquer qu’à côté de Camille il se sentait le petit-fils stupide d’un grand-père intelligent. En général, il donne l’impression que tous les physiciens de la planète, d’Etienne Lamondoy à Robert Skliarov, végètent pareillement … »
Robert se rendit compte qu’il allait bientôt cuire dans sa propre sueur. U se leva et se mit sous la douche. Il resta sous le jet glacial jusqu’à en avoir la chair de poule et que disparût l’envie de s’installer dans un réfrigérateur et de s’y endormir.
Lorsqu’il regagna le laboratoire, Camille était en train de parler à Patrick. Déconcerté, Patrick plissait le front, remuait les lèvres et regardait Camille avec détresse et humilité. Camille disait d’un ton monocorde et patient :
— Tâchez de prendre en considération les trois facteurs, Tous les trois en même temps. Ici, il n’est nul besoin de théorie, simplement d’un peu d’imagination en profondeur. Un zéro-acteur dans le subespace et dans les deux coordonnées temporales. Vous n’en êtes pas capable ?
Patrick secoua lentement la tête. D faisait peine à voir. Camille attendit une minute, puis haussa les épaules et débrancha le vidéophone. Tout en se frottant avec une serviette à l’étoffe rêche, Robert dit d’un ton résolu :
— Pourquoi faire ça, Camille ? C’est grossier. Et insultant.
Camille haussa de nouveau les épaules. Ce geste donnait l’impression que sa tête, écrasée par le casque, plongeait dans sa poitrine et rebondissait à la surface.
— Insultant ? dit-il. Et pourquoi pas ?
Il n’y avait rien à répondre. Robert sentait instinctivement qu’il était vain d’aborder des thèmes moraux avec Camille. Camille ne comprendrait même pas de quoi il s’agissait.
Il accrocha la serviette et se mit à préparer le petit déjeuner. Ils mangèrent en silence. Camille se limita à un petit morceau de pain avec de la confiture et un verre de lait. Il mangeait toujours très peu. Puis il dit :
— Roby, savez-vous s’ils ont renvoyé le Flèche ?
— Oui. Avant-hier, dit Robert.
— Avant-hier … Mauvais.
— Pourquoi avez-vous besoin du Flèche, Camille ?
Camille répondit, indifférent :
— Moi, je n’en ai pas besoin.
CHAPITRE II
Gorbovski fit arrêter à l’entrée de la Capitale. Il descendit de voiture et dit :
— J’ai très envie de me promener.
— Allons-y, dit Marc Valkenstein, et il descendit à son tour.
La chaussée droite et brillante était vide ; tout autour la steppe jaune et verte ; la luxuriance de la végétation terrestre laissait entrevoir çà et là les taches multicolores des édifices urbains.
— Il fait trop chaud, protesta Percy Dickson. Ça fatigue le cœur.
Gorbovski cueillit une petite fleur au bord de la chaussée et l’approcha de son visage.
— J’aime quand il fait chaud, dit-il. Venez avec nous, Percy. Vous vous êtes complètement ramolli.
Percy referma la portière.
— Comme vous voulez. A vrai dire, pendant ces vingt dernières années, vous m’avez terriblement épuisé. Je suis vieux et j’ai envie de me reposer un peu de vos paradoxes. Ayez la bonté de ne pas m’aborder sur la plage.
— Percy, dit Gorbovski, vous feriez mieux d’aller à L’Enfance. Il est vrai que je ne sais pas où c’est, mais là, vous trouverez des mômes, des rires naïfs, la simplicité des mœurs … « M’sieur ! crieront-ils. Venez jouez au mammouth ! »
— Seulement, faites attention à votre barbe, ajouta Marc avec un sourire. Ils vont s’y balancer !
Percy grogna quelque chose et partit comme une flèche. Marc et Gorbovski s’engagèrent sur un sentier et se mirent à marcher lentement le long de la chaussée.
— Le barbu est en train de vieillir, dit Marc. Voilà qu’il en a assez de nous, maintenant.
— Mais non, Marc, dit Gorbovski. (Il sortit son diffuseur de sa poche.) Il n’en a pas assez de nous. Simplement, il est fatigué. Et puis, il est déçu. Vous pensez : cet homme a sacrifié pour nous vingt ans de sa vie tant il avait envie de savoir quelle était l’influence du cosmos sur nous. Et le cosmos, curieusement, n’en a aucune … Je veux mon Afrique. Où est mon Afrique ? Pourquoi tous mes enregistrements sont-ils toujours mélangés ?
Il traînait sur le sentier derrière Marc, la fleur entre les dents, réglant le diffuseur et trébuchant à chaque pas. Puis il trouva l’Afrique, et la steppe jaune et verte s’emplit du son du tam-tam. Marc se retourna.
— Crachez cette saloperie, dit-il, l’air dégoûté.
— Pourquoi une saloperie ? C’est une petite fleur.
Le tam-tam tonnait.
— Baissez au moins le son, dit Marc.