Un des écrans s’éclaira. Apparurent deux fillettes aux joues rondes, âgées d’environ dix ans. L’une portait une robe rose, l’autre une bleue.
— Bon, c’est toi qui parles ! prononça la rose à mi-voix.
— Pourquoi moi, puisque nous avions décidé que ce serait toi …
— Nous avions décidé que ce serait toi !
— Vilaine ! Bonjour, Matveï Sémionovitch.
— Sergueïevitch !..
— Matveï Sergueïevitch, bonjour !
— Bonjour, mes petites, dit le directeur. (Son visage laissait voir qu’il avait oublié une chose et qu’on était en train de la lui rappeler.) Bonjour, mes poussins ! Bonjour, mes petites souris !
La rose et la bleue piquèrent ensemble un fard.
— Matveï Sergueïevitch, nous vous invitons à L’Enfance pour notre fête estivale.
— Aujourd’hui, à midi !
— A onze heures !
— Non, à midi !
— Je viendrai ! cria le directeur, extasié. Je viendrai sans faute ! Et à onze heures et à midi !
Gorbovski termina son verre, s’en versa un nouveau, puis s’allongea dans le fauteuil, étalant ses jambes et posant le verre sur sa poitrine. Il se sentait bien, très bien.
— Moi aussi, je vais aller à L’Enfance, déclara-t-il. Je n’ai rigoureusement rien à faire. Et là, je prononcerai un discours. De ma vie, je n’ai jamais prononcé de discours et j’ai terriblement envie d’essayer.
— L’Enfance ! (Le directeur s’affala de nouveau sur l’accoudoir.) L’Enfance est l’unique endroit où l’ordre prévaut. Les enfants sont un peuple merveilleux ! Ils comprennent parfaitement ce que signifie : « C’est interdit » … On ne peut pas en dire autant de nos zéroïstes, oh non ! L’année dernière, ils ont mangé deux millions de mégawatts heure ! Cette année, déjà quinze, et ils ont déposé des commandes pour encore soixante. Le malheur c’est qu’ils refusent catégoriquement d’apprendre l’expression « c’est interdit » …
— Nous non plus, nous ne connaissions pas cette expression, releva Marc.
— Mon cher Marc. Vous et moi, nous avons vécu à la bonne époque. C’était le moment où la physique était en crise. Nous n’avions pas besoin de plus que ce qu’on nous donnait. Pour quoi faire, d’ailleurs ? Qu’avions-nous donc ? Les D-processus, la structure électronique … Quelques isolés s’occupaient des espaces conjugés, et encore, sur le papier. Tandis que maintenant … Maintenant, avec la physique discontinue, la théorie de la transsudation, le subespace, c’est une époque démente 1 Par Arc-en-ciel ! Tous ces problèmes-zéro ! Un gosse sans l’ombre d’un poil sur le visage, un laborantin aux jambes maigrelettes, pour n’importe quelle expérience à la gomme a besoin de milliers de mégawatts, du nec plus ultra en fait de matériel, équipement impossible à fabriquer sur l’Arc-en-ciel et qui, par-dessus le marché, se détériore après chaque expérience … Vous, vous nous avez apporté une centaine d’ulmotrons. Merci. Mais c’est de six cents que nous avons besoin ! Quant à l’énergie … L’énergie ! Où la prendrais-je ? Elle, vous ne nous l’avez pas apportée, que je sache ? Qui plus est, vous en avez besoin vous-mêmes. Alors, Kanéko et moi, nous demandons à la Machine : « Donne-nous la stratégie optimale ! » Et elle, la pauvre, ne fait que baisser les bras …
La porte s’ouvrit d’un seul coup, et dans la pièce entra précipitamment un homme de taille moyenne, fort élégant et très bien habillé. Des espèces de bardanes pointaient de ses cheveux noirs et lissés ; son visage immobile exprimait une rage froide, contenue.
— Quand on parle du loup …, commença le directeur, l’accueillant d’un geste du bras.
— Je vous prie d’accepter ma démission, dit le nouveau venu d’une voix claire et métallique. Je considère que je ne suis plus capable de travailler avec qui que ce soit, et pour cela je vous demande d’accepter ma démission. Excusez-moi. (Il salua brièvement les pilotes interstellaires.) Je suis Kanéko, ingénieur de la plan-énergétique de l’Arc-en-ciel. Ex-ingénieur de la plan-énergétique.
S’efforçant de se relever vivement et de saluer en même temps, Gorbovski racla le plancher glissant avec ses chaussures. Ce faisant, il leva son verre de jus au-dessus de sa tête et ressembla à un invité ivre dans le triclinium de Lucullus.
— Par Arc-en-ciel ! dit le directeur, préoccupé. Que se passe-il encore ?
— Il y a une demi-heure, Siméon Galkine et Alexandra Postachéva se sont branchés en secret sur la station d’énergie de la zone et ont capté toute la réserve des deux jours à venir. (Une crampe traversa le visage de Kanéko.) La Machine est prévue pour des gens honnêtes. J’ignore le sous-programme qui tient de l’existence de Galkine et de Postachéva. Le fait est inadmissible en soi, bien que, malheureusement, il n’y ait là rien de nouveau pour nous. Peut-être aurais-je eu raison d’eux tout seul, mais je ne suis pas un judoka ni un acrobate. Ce n’est pas dans un jardin d’enfants que je travaille. Je ne peux pas admettre qu’on me tende des pièges … Ils ont camouflé le branchement dans des broussailles derrière le vallon et ont tendu le fil à travers le sentier. Ils savaient très bien que je devrais courir pour prévenir cette fuite énorme …
Subitement, il se tut et se mit à retirer nerveusement les bardanes de ses cheveux.
— Où est Postachéva ? demanda le directeur, dont le visage virait au violet.
Gorbovski se redressa et replia ses jambes sous lui, avec une certaine appréhension. Le visage de Marc traduisait un vif intérêt pour ce qui se déroulait.
— Postachéva arrive, répondit Kanéko. Comme vous, je suis sûr que c’est précisément elle qui a eu l’initiative de cette chose inadmissible. Je l’ai convoquée ici en votre nom.
Matveï approcha de lui le micro de diffusion générale et de sa basse profonde annonça à mi-voix :
— Arc-en-ciel, Arc-en-ciel, votre attention, s’il vous plaît ! Ici le directeur. Je suis au courant de l’incident pour la fuite d’énergie. Je suis en train de l’étudier.
Il se leva, se dandina vers Kanéko, lui posa la main sur l’épaule et prononça, l’air presque coupable :
— Que faire, mon vieux … Je te l’avais pourtant dit : l’Arc-en-ciel est devenu fou. Patiente, mon vieux ! Moi aussi, je patiente. Quant à Postachéva, je vais lui passer un sacré savon. Elle va voir ce qu’elle va voir, tu en seras témoin.
— Je comprends, dit Kanéko. Je vous prie de m’excuser : j’étais hors de moi. Avec votre permission, je pars pour le cosmodrome. Apparemment, la chose la plus déplaisante aujourd’hui, c’est la distribution des ulmotrons. Vous êtes au courant, un commando est arrivé, chargé d’ulmotrons.
— Oui, dit le directeur d’un ton pénétré. Je suis au courant. Justement … (indiquant d’un mouvement de son menton carré les pilotes interstellaires), je suis ravi de vous présenter mes amis. Le commandant du Tariel, Leonid Andreïevitch Gorbovski et son navigateur Marc Valkenstein.
— Je suis enchanté de faire votre connaissance, dit Kanéko, baissant la tête pleine de bardanes.
Marc et Gorbovski inclinèrent la tête à leur tour.
— Je vais essayer de réduire les dégâts de votre vaisseau au minimum, dit Kanéko sans sourire.
Leur tournant le dos, il se dirigea vers la porte.
Gorbovski lui jeta un regard inquiet.
La porte s’ouvrit devant Kanéko et il s’écarta poliment, cédant le passage. La fille brune du sentier, toujours vêtue de son blouson blanc aux boutons arrachés, se tenait sur le seuil. Gorbovski remarqua que son short était brûlé d’un côté et que de la suie noircissait son bras gauche. Près d’elle, dans son élégance impeccable, Kanéko paraissait un visiteur venu d’un futur lointain.