— Excusez-moi, je vous prie, dit la brune d’une petite voix de velours. Est-ce que je peux entrer ? Vous m’avez appelée, Matveï Sergueïevitch ?
Kanéko regarda ailleurs, la contourna à distance et disparut derrière la porte. Matveï regagna son fauteuil, s’assit et prit appui sur les accoudoirs. Son visage vira de nouveau au violet.
— Tu t’imagines peut-être, Postachéva, commença-t-il, à peine audible, que je ne sais pas qui nous a joué tous ces tours ?
Un jeune homme aux joues roses, coiffé d’un béret coquettement mis de côté, apparut sur l’écran.
— Excusez-moi, Matveï Sergueïevitch, dit-il avec un sourire joyeux. Je voudrais vous rappeler qu’il y a deux jeux d’ulmotrons pour nous.
— A chacun son tour, Cari, grogna Matveï.
— C’est nous les premiers, annonça le jeune homme.
— Dans ce cas, vous les recevrez les premiers.
Matveï continuait de regarder Postachéva, conservant son air féroce et inaccessible.
— Excusez-moi encore une fois, Matveï Sergueïevitch ; le comportement du groupe de Forster nous préoccupe particulièrement. Je les ai vus envoyer leur camion au cosmodrome …
— Ne vous inquiétez pas, Cari, dit Matveï. (Il ne se retint plus et son sourire s’épanouit.) Regarde-moi ça, Leonid ! Il arrive et il moucharde ! Qui ? Hoffman ! Qui moucharde-t-il ? Son maître, For-ster ! Vous pouvez disposer, Cari ! Tout se passera selon ce qui est écrit sur ma liste !
— Merci, Matveï Sergueïevitch, dit Hoffman. Malaïev et moi, nous comptons beaucoup sur vous.
— Malaïev et lui ! dit le directeur, levant les yeux au plafond.
L’écran s’éteignit et se ralluma aussitôt. Un homme âgé et maussade, avec des lunettes sombres pourvues d’incompréhensibles dispositifs sur la monture, tonna avec humeur :
— Matveï, à propos des ulmotrons, je voudrais préciser …
— Les ulmotrons seront distribués suivant l’ordre figurant sur ma liste, dit Matveï.
La fille brune poussa un soupir langoureux, lança un regard perçant à Marc et s’assit, l’air soumis, sur le bord du fauteuil.
— Nous aussi, bien que nous ne figurions pas sur la liste, nous y avons droit, dit l’homme à lunettes.
— Dans ce cas, vous les aurez en dehors de la liste, dit Matveï. Il existe une liste des « en dehors de la liste », tu y es le huitième …
Se penchant gracieusement, la fille brune se mit à examiner le trou dans son short, puis, humectant son doigt, elle enleva la suie de son coude.
— Une petite minute, Postachéva, dit Matveï qui s’approcha du microphone. Arc-en-ciel, Arc-en-ciel, votre attention s’il vous plaît ! Ici le directeur. La distribution des ulmotrons arrivés par le vaisseau interstellaire Tariel s’effectuera selon les listes ratifiées par le Conseil, et il ne sera fait aucune exception. Eh bien, Postachéva … Je t’ai convoquée pour te dire que j’en ai assez de toi. J’ai été gentil … Oui, oui, j’ai été patient. J’ai tout supporté. Tu ne peux pas me reprocher d’avoir été méchant. Mais par Arc-en-ciel ! toute patience a ses limites ! Bref, tu diras à Galkine que je t’ai radiée de ton poste et que je te renvoie sur la Terre par le premier vaisseau.
Les yeux immenses et magnifiques de Postachéva s’emplirent immédiatement de larmes. Marc secoua la tête d’un air affligé, le visage de Gorbovski s’attrista. Le directeur, la mâchoire en avant, regardait Postachéva.
— Il est trop tard pour pleurer, Alexandra, dit-il. C’est avant qu’il fallait pleurer. Avec nous.
Une jolie femme vêtue d’une jupe plissée et d’un chemisier léger entra dans le bureau. Ses cheveux étaient coupés à la garçonne, une frange châtain clair lui tombait sur les yeux.
— Hello ! dit-elle avec un sourire avenant. Matveï, je ne vous dérange pas ? Oh ! (Elle vit Postachéva.) Que se passe-t-il ? On pleure ?
Elle étreignit les épaules de Postachéva et serra sa tête contre sa poitrine.
— C’est à cause de vous, Matveï ? Quelle honte !
Vous avez dû être brutal ! Parfois vous êtes insupportable !
La moustache du directeur frémit.
— Bonjour, Gina, dit-il. Lâchez Postachéva, elle est punie. Elle a profondément insulté Kanéko et elle a volé de l’énergie …
— Balivernes ! s’écria Gina. Calme-toi, ma petite. Quels termes ! « Volé », « insulté », « énergie ! » A qui a-t-elle volé de l’énergie ? Pas à L’Enfance tout de même ! Peu importe qui, parmi les physiciens, dépense de l’énergie : Alia Postachéva ou cet horrible Lamondoy !
Le directeur se leva, majestueux.
— Leonid, Marc, dit-il. C’est Gina Pickbridge, biologiste en chef de l’Arc-en-ciel. Gina, c’est Leonid Gorbovski et Meure Valkenstein, pilotes interstellaires.
Les pilotes se levèrent.
— Hello, dit Gina. Non, je ne veux pas faire votre connaissance … Pourquoi vous, deux hommes en bonne santé et beaux, êtes-vous aussi indifférents ? Comment pouvez-vous rester assis et regarder une fillette en larmes ?
— Nous ne sommes pas indifférents ! protesta Marc. (Gorbovski le regarda, stupéfait.) Nous étions justement sur le point d’intervenir …
— Dans ce cas, intervenez ! Intervenez ! dit Gina.
— Alors là, vous dépassez les limites ! tonna le directeur. Je n’aime pas ça du tout ! Postachéva, vous êtes libre. Partez, partez … Qu’est-ce qu’il y a, Gina ? Laissez Postachéva, et exposez votre problème … Voilà, vous voyez, elle a trempé tout votre chemisier avec ses larmes. Postachéva, partez, je vous dis !
Postachéva se leva et, cachant son visage derrière ses mains, sortit. Marc regarda Gina d’un air interrogateur.
— Bien entendu, dit-elle.
Marc rajusta son blouson, lança un coup d’œil sévère à Matveï, salua Gina et sortit à son tour. Matveï esquissa un geste découragé.
— Je vais abdiquer, dit-il. Pas une ombre de discipline. Comprenez-vous ce que vous faites, Gina ?
— Oui, dit Gina en s’approchant vers la table. Toute votre physique et toute votre énergie ne valent pas une seule petite larme d’Alia.
— Dites-le à Lamondoy. Ou à Pagava. Ou à Forster. Ou, par exemple, à Kanéko. Quant aux petites larmes, chacun a ses armes. Et assez parlé de cela, si vous permettez ! Je vous écoute.
— Oui, c’en est assez, dit Gina. Je sais que vous êtes têtu, autant que vous êtes bon. Par conséquent, vous êtes têtu à l’infini. Matveï, il me faut des hommes. Non, non … (Elle leva sa petite main.) L’affaire qui se présente est très risquée mais très intéressante. Il me suffit de lever le doigt pour que la moitié des physiciens filent de chez leurs sinistres chefs.
— Si vous, vous levez le doigt, dit Matveï, les chefs eux-mêmes fileront …
— Je vous remercie, mais je parle de la chasse aux calmars. J’ai besoin de vingt hommes pour faire fuir les calmars de la Côte Pouchkine.
Matveï soupira.
— Qu’avez-vous contre les calmars ? dit-il. Je n’ai pas d’hommes à mettre à votre disposition.
— Ne serait-ce que dix personnes. Les calmars pillent systématiquement les fabriques de poissons. Et les expérimentateurs, que font-ils ?
Matveï s’anima.
— Oui, très juste ! dit-il. Gaba ! Où est donc maintenant Gaba ? Ah oui, je me rappelle … Tout va bien, Gina, vous aurez dix hommes.