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Mme Caroline n'était pas chez elle, au moment de l'arrestation de son frère, qui ne put que lui laisser quelques lignes écrites à la hâte. Lorsqu'elle rentra ce fut une stupeur. Jamais elle n'avait cru qu'on songeât même une minute à le poursuivre, tellement il lui apparaissait pur de tout trafic louche, innocenté par ses longues absences. Dès le lendemain de la faillite, le frère et la soeur s'étaient dépouillés de tout ce qu'ils possédaient, en faveur de l'actif, voulant rester nuis, au sortir de cette aventure, comme ils y étaient rentrés nus ; et la somme était forte, près de huit millions, dans lesquels se trouvaient engloutis les trois cent mille francs qu'ils avaient hérités d'une tante. Tout de suite, elle se lança en démarche, en sollicitations, elle ne vécut plus que pour améliorer le sort, préparer la défense de son pauvre Georges, reprise de crises de larmes, malgré sa vaillance, chaque fois qu'elle se l'imaginait innocent et sous les verrous, éclaboussé de cet affreux scandale, la vie dévastée, salie à jamais. Lui si doux, si faible, d'une dévotion d'enfant, d'une ignorance de " grosse bête " comme elle disait, en dehors de ses travaux techniques ! Et, d'abord, elle s'était emportée contre Saccard, l'unique cause du désastre, l'ouvrier de leur malheur, dont elle reconstruisait et jugeait nettement l'oeuvre exécrable, depuis les jours du début, lorsqu'il la plaisantait si gaiement de lire le Code, jusqu'à ces jours de la fin, où, dans les sévérités de l'insuccès, devaient se payer toutes les irrégularités, qu'elle avait prévues et laissé commettre. Puis, torturée par ce remords de complicité qui la hantait, elle s'était tue, elle évitait de s'occuper ouvertement de lui, avec la volonté d'agir comme sil n'était pas. Quand elle devait prononcer son nom, elle semblait parler d'un étranger, d'une partie adverse dont les intérêts étaient différents des siens. Elle, qui visitait presque quotidiennement son frère à la Conciergerie, n'avait pas même demandé une autorisation, pour aller voir Saccard. Et elle était très brave, elle campait toujours dans leur appartement de la rue Saint-Lazare, recevant tous ceux qui se présentaient, même ceux qui venaient l'injure à la bouche, transformée ainsi en une femme d'affaires résolue à sauver ce qu'elle pourrait de leur honnêteté et de leur bonheur.

Durant les longues journées qu'elle passait de la sorte, en haut, dans ce cabinet des épures, où elle avait vécu de si belles heures de travail et d'espoir, un spectacle surtout la navrait. Lorsqu'elle s'approchait d'une fenêtre et qu'elle jetait un regard sur l'hôtel voisin, elle ne pouvait y voir sans un serrement de coeur, derrière les vitres de l'étroite pièce où les deux pauvres femmes se tenaient, les profils pâles de la comtesse de Beauvilliers et de sa fille Alice. Ces journées de février étaient très douces, elle les apercevait souvent aussi marchant à pas ralentis, la tête basse, le long des allées du jardin moussu, ravagé par l'hiver. L'écroulement venait d'être effroyable dans ces deux existences. Les malheureuses qui, quinze jours plus tôt, possédaient dix-huit cent mille francs avec leurs six cents actions, n'en auraient tiré que dix-huit mille, aujourd'hui que le titre était tombé de trois mille francs à trente francs. Et leur fortune entière se trouvait fondue, emportée du coup les vingt mille francs de la dot, mis si péniblement de côté par la comtesse, les soixante-dix mille francs empruntés d'abord sur la ferme des Aublets, les Aublets eux-mêmes vendus ensuite deux cent quarante mille francs, lorsqu'ils en valaient quatre cent mille. Que devenir, quand les hypothèques dont l'hôtel était écrasé, mangeaient déjà huit mille francs par an, et qu'elles n'avaient jamais pu réduire le train de la maison à moins de sept mille, malgré leur ladrerie, les miracles d'économie sordide qu'elles accomplissaient, pour sauver les apparences et garder leur rang ? Même en vendant leurs actions, comment vivre désormais, comment faire face à tous les besoins, avec ces dix-huit mille francs, l'épave dernière du naufrage ? Une nécessité s'imposait, que la comtesse n'avait pas voulu encore envisager résolument quitter l'hôtel, l'abandonner aux créanciers hypothécaires, puisqu'il devenait impossible de payer les intérêts, ne pas attendre que ceux-ci le fissent mettre en vente, se retirer tout de suite au fond de quelque petit logement pour y vivre une vie étroite et effacée, jusqu'au dernier morceau de pain. Mais, si la comtesse résistait, c'était qu'il y avait là un arrachement de toute sa personne, la mort même de ce qu'elle avait cru être, l'effondrement de l'édifice de sa race que, depuis des années, elle soutenait de ses mains tremblantes, avec une obstination héroïque. Les Beauvilliers en location, n'ayant plus le toit des ancêtres, vivant chez les autres, dans la misère avouée des vaincus : est-ce que, vraiment, ce ne serait pas à mourir de honte ? Et elle luttait toujours.

Un matin, Mme Caroline vit ces dames, sous le petit hangar du jardin, qui lavaient leur linge. La vieille cuisinière, presque impotente, ne leur était plus d'un grand secours ; pendant les derniers froids, elles avaient dû la soigner ; et il en était de même du mari, à la fois concierge, cocher et valet de chambre, qui avait grand-peine à balayer la maison et à tenir debout l'antique cheval, trébuchant et ravagé comme lui. Aussi ces dames s'étaient-elles mises résolument au ménage, la fille lâchant parfois ses aquarelles pour faire les maigres soupes dont vivaient chichement les quatre personnes, la mère époussetant les meubles, raccommodant les vêtements et les chaussures, avec cette idée d'économie infime qu'on usait moins les plumeaux, les aiguilles et le fil, depuis que c'était elle qui s'en servait. Seulement, dès que survenait une visite, il fallait les voir toutes deux fuir, jeter le tablier, se débarbouiller violemment, reparaître en maîtresses de maison, aux mains blanches et paresseuses. Sur la rue, le train n'avait pas changé, l'honneur était sauf le coupé sortait toujours correctement attelé, menant la comtesse et sa fille à leurs courses, les dîners de quinzaine réunissaient toujours les convives de chaque hiver, sans qu'il y eût un plat de moins sur la table, ni une bougie dans les candélabres. Et il fallait, comme Mme Caroline, dominer le jardin, pour savoir de quels terribles lendemains de jeûne était payé tout ce décor, cette façade mensongère d'une fortune disparue. Lorsqu'elle les voyait, au fond de ce puits humide, étranglé entre les maisons voisines, promenant leur mortelle mélancolie, sous les squelettes verdâtres des arbres centenaires, elle était prise d'une pitié immense, elle s'écartait de la fenêtre, le coeur déchiré de dans cette misère, comme si elle s'était sentie la complice de Saccard.