" Ah ! madame, expliqua Marcelle avec son aimable figure, qui, même au milieu des catastrophes, restait fraîche et riante, vous ne vous imaginez pas ce qu'était devenue maman ! Elle, si prudente, si économe, la terreur de ses bonnes, toujours sur leurs talons, à éplucher leurs comptes, elle ne parlait plus que par centaines de mille francs, elle poussait papa, oh ! lui, beaucoup moins brave, au fond, tout prêt à écouter l'oncle Chave, si elle ne l'avait pas rendu fou, avec son rêve de décroche le gros lot, le million... D'abord, ça les avait pris en lisant les journaux financiers ; et papa s'était passionné le premier, si bien qu'il se cachait, dans les commencements ; puis, lorsque maman s'y est mise, après avoir longtemps professé contre le jeu une haine de bonne ménagère, tout a flambé, ça n'a pas été long. Est-il possible que la rage du gain change à ce point de braves gens ! "
Jordan intervint, égayé lui aussi par la figure de l'oncle Chave, qu'un mot de sa femme venait d'évoquer.
" Et si vous aviez vu le calme de l'oncle, au milieu de ces catastrophes ! il l'avait bien prédit, il triomphait, serré dans son col de crin... Pas un jour il n'a manqué la Bourse, pas un jour il n'a cessé de jouer son jeu infime, sur le comptant, satisfait d'emporter sa pièce de quinze à vingt francs, chaque soir, ainsi qu'un bon employé qui a bravement rempli sa journée. Autour de lui, les millions croulaient de toutes parts, des fortunes géantes se faisaient et se défaisaient en deux heures, l'or pleuvait à pleins seaux parmi les coups de foudre, et il continuait, sans fièvre, à gagner sa petite vie, son petit gain pour ses petits vices... Il est le malin des malins, les jolies filles de la rue Nollet ont eu leurs gâteaux et leurs bonbons. "
Cette allusion, faite de belle humeur, aux farces du capitaine, acheva d'amuser les deux femmes. Mais, tout de suite, la tristesse de la situation les reprit.
" Hélas ! non, déclara Mme Caroline, je ne crois pas que vos parents aient rien à tirer de leurs actions. Tout me paraît bien fini. Elles sont à trente francs, elles vont tomber à vingt francs, à cent sous... Mon Dieu ! Les pauvres gens, à leur âge, avec leurs habitudes d'aisance, que vont-ils devenir ?
- Dame ! répondit simplement Jordan, il va falloir s'occuper d'eux... Nous ne sommes pas bien riches encore, mais enfin ça commence à marcher, et nous ne les lasserons pas dans la rue. "
Il venait d'avoir une chance. Après tant d'années de travail ingrat, son premier roman, publié d'abord dans un journal, lancé ensuite par un éditeur, avait pris brusquement l'allure d'un gros succès ; et il se trouvait riche de quelques milliers de francs, toutes les portes ouvertes devant lui désormais, brûlant de se remettre au travail, certain de la fortune et de la gloire.
" Si nous ne pouvons les prendre, nous leur louerons un petit logement. On s'arrangera toujours, parbleu ! "
Marcelle, qui le regardait avec une tendresse éperdue, fut agitée d'un léger tremblement :
" Oh ! Paul, Paul, que tu es bon ! "
Et elle se mit à sangloter.
" Mon enfant, calmez-vous, je vous en prie, répéta à plusieurs reprises Mme Caroline, qui s'empressait, étonnée. Il ne faut pas vous faire de la peine. "
- Non, laissez-moi, ce n'est pas de la peine... Mais, en vérité, c'est tellement bête, tout ça ! Je vous demande un peu, lorsque j'ai épousé Paul, si maman et papa n'auraient pas dû me donner la dot dont ils avaient toujours parlé ! Sous prétexte que Paul ne possédait plus un sou et que je faisais une sottise en tenant quand même ma promesse, ils n'ont pas lâché un centime... Ah ! les voilà bien avancés, aujourd'hui ! ils la retrouveraient, ma dot, ce serait toujours ça que la Bourse n'aurait pas mangé ! "
Mme Caroline et Jordan ne purent s'empêcher de rire. Mais cela ne consolait pas Marcelle, elle pleurait plus fort.
" Et puis, ce n'est pas encore ça... Moi, quand Paul a été pauvre, j'ai fait un rêve. Oui ! comme dans les contes de fées, j'ai rêvé que j'étais une princesse et qu'un jour j'apporterais à mon prince ruiné beaucoup, beaucoup d'argent, pour l'aider à être un grand poète... Et voilà qu'il n'a pas besoin de moi, voilà que je ne suis plus rien qu'un embarras, avec ma famille ! C'est lui qui aura toute la peine, c'est lui qui fera tous les cadeaux... Ah ! ce que mon coeur étouffe ! "
Vivement, il l'avait prise dans ses bras.
" Qu'est-ce que tu nous racontes, grosse bête. Est-ce que la femme a besoin d'apporter quelque chose ! Mais c'est toi que tu apportes, ta jeunesse, ta tendresse, ta belle humeur, et il n'y a pas une princesse au monde qui puisse donner davantage ! "
Tout de suite, elle s'apaisa, heureuse d'être aimée ainsi, trouvant en effet qu'elle était bien sotte de pleurer. Lui, continuait :
" Si ton père et ta mère veulent, nous les installerons à Clichy, où j'ai vu des rez-de-chaussée avec des jardins pour pas cher... Chez nous, dans notre trou empli de nos quatre meubles, c'est très gentil, mais c'est trop étroit ; d'autant plus qu'il va nous falloir de la place... "
Et, souriant de nouveau, se tournant vers Mme Caroline, qui assistait, très touchée, à cette scène de ménage :
" Eh ! oui, nous allons être trois, on peut bien l'avouer, maintenant que je suis un monsieur qui gagne sa vie !... N'est-ce pas ? madame, encore un cadeau qu'elle va me faire, elle qui pleure de ne m'avoir rien apporté ! "
Mme Caroline, dans l'incurable désespoir de sa stérilité, regarda Marcelle un peu rougissante et dont elle n'avait pas remarqué la taille déjà épaissie. A son tour, elle eut des larmes pleins les yeux.
" Ah ! mes chers enfants, aimez-vous bien, vous êtes les seuls raisonnables et les seuls heureux ! "
Puis, avant de prendre congé, Jordan donna des détails sur le journal L'Espérance . Gaiement, avec son horreur instinctive des affaires, il en parlait comme de la plus extraordinaire caverne, toute retentissante des marteaux de la spéculation. Le personnel entier, depuis le directeur jusqu'au garçon de bureau, spéculait, et lui seul, disait-il en riant, n'y avait pas joué, très mal vu, accablé sous le mépris de tous. D'ailleurs, l'écroulement de l'Universelle, surtout l'arrestation de Saccard, venaient de tuer net le journal. Il y avait eu une débandade des rédacteurs, tandis que Jantrou s'entêtait, aux abois, se cramponnant à cette épave, pour vivre encore des débris du naufrage. C'était fini, ces trois années de prospérité l'avaient dévasté, dans un monstrueux abus de tout ce qui s'achète, pareil à ces meurt-de-faim qui crèvent d'indigestion, le jour où ils s'attablent. Et la chose curieuse, logique du reste, c'était la déchéance finale de la baronne Sandorff, tombée à cet homme, au milieu du désarroi de la catastrophe, enragée et voulant rattraper son argent.