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Au nom de la baronne, Mme Caroline avait légèrement pâli, pendant que Jordan, qui ignorait la rivalité des deux femmes, complétait son récit.

" Je ne sais pourquoi elle s'est donnée. Peut-être a-t-elle cru qu'il la renseignerait, grâce à ses relations d'agent de publicité. Peut-être n'a-t-elle roulé jusqu'à lui que par les lois mêmes de la chute, toujours de plus en plus bas. Il y a, dans la passion du jeu, un ferment désorganisateur que j'ai observé souvent, qui ronge et pourrit tout, qui fait de la créature de race la mieux élevée et la plus fière une loque humaine, le déchet balayé au ruisseau... En tout cas, si cette fripouille de Jantrou avait gardé sur le coeur les coups de pied au derrière que lui allongeait, dit-on, le père de la baronne, quand il allait jadis quémander ses ordres, il est bien vengé aujourd'hui ; car, moi qui vous parle, comme j'étais retourné au journal pour tacher d'être payé, je suis tombé sur une explication en poussant trop vivement une porte, j'ai vu, de mes yeux vu, Jantrou giflant la Sandorff, à la volée... Oh ! cet homme ivre, perdu d'alcool et de vices, tapant avec une brutalité de cocher sur cette dame du monde ! "

D'un geste de souffrance, Mme Caroline le fit taire. Il lui semblait que cet excès d'abaissement l'éclaboussait elle-même.

Très caressante, Marcelle lui avait pris la main, sur le point de partir.

" Ne croyez pas au moins, chère madame, que nous soyons venus pour vous ennuyer. Paul, au contraire, défend beaucoup M. Saccard.

- Mais certainement ! s'écria le jeune homme. Il a toujours été gentil avec moi. Je n'oublierai jamais la façon dont il nous a débarrassés du terrible Busch. Et puis, c'est tout de même un monsieur très fort... Quand vous le verrez, madame, dites-lui bien que le petit ménage lui garde une vive reconnaissance. "

Lorsque les Jordan furent partis Mme Caroline eut un geste de muette colère. De la reconnaissance, pourquoi ? pour la ruine des Maugendre ! Ces Jordan étaient comme Dejoie, s'en allaient avec les mêmes paroles d'excuse et de bons souhaits. Et pourtant ils savaient, ceux-là ! ce n'était pas un ignorant, cet écrivain qui avait traversé le monde de la finance, plein d'un si beau mépris de l'argent. En elle, la révolte continuait, grandissait. Non ! il n'y avait point de pardon possible, la boue était trop profonde. Cela ne la vengeait pas, la gifle de Jantrou à la baronne. C'était Saccard qui avait tout pourri.

Ce jour-là, Mme Caroline devait aller chez Mazaud, au sujet de certaines pièces qu'elle voulait joindre au dossier de son frère. Elle désirait également savoir quelle serait son attitude, dans le cas où la défense le citerait comme témoin. Le rendez-vous pris n'était que pour quatre heures, après la Bourse ; et, seule enfin, elle passa plus d'une heure et demie à classer les renseignements qu'elle avait obtenus déjà. Elle commençait à voir clair, dans le monceau des ruines. De même, au lendemain d'un incendie, quand la fumée s'est dissipée et que le brasier s'est éteint, on déblaie les matériaux, avec le vivace espoir de trouver l'or des bijoux fondus.

D'abord, elle s'était demandé où avait pu passer l'argent. Dans cet engloutissement de deux cents millions, il fallait bien, si des poches s'étaient vidées, que d'autres se fussent emplies. Cependant, il paraissait certain que le râteau des baissiers n'avait pas ramassé toute la somme, un effroyable coulage en avait emporté un bon tiers. A la Bourse, les jours de catastrophe, on dirait que le sol boit l'argent, il s'en égare, il en reste, un peu à tous les doigts. Gundermann devait, à lui seul, avoir empoché une cinquantaine de millions. Puis, venait Daigremont, avec douze ou quinze. On citait encore le marquis de Bohain, dont le coup classique avait réussi une fois de plus : à la hausse chez Mazaud, il refusait de payer, tandis qu'il avait touché près de deux millions chez Jacoby, où il était à la baisse ; seulement, cette fois, tout en sachant que le marquis avait mis ses meubles au nom de sa femme, en simple filou, Mazaud, affolé par ses pertes, parlait de lui envoyer du papier timbré. Presque tous les administrateurs de l'Universelle s'étaient, d'ailleurs, taillé royalement leur part, les uns, comme Huret et Kolb, en réalisant au plus haut cours, avant l'effondrement, les autres, comme le marquis et Daigremont, en passant aux baissiers, par une tactique de traîtres ; sans compter que, dans une de ses dernières réunions, lorsque la société était déjà aux abois le conseil d'administration avait fait créditer chacun de ses membres de cent et quelques mille francs. Enfin, à la corbeille, Delarocque et Jacoby surtout passaient pour avoir gagné personnellement de grosses sommes, déjà englouties du reste dans les deux gouffres toujours béants, impossibles à combler, que creusaient chez le premier l'appétit de la femme et chez l'autre la passion du jeu. De même, le bruit courait que Nathansohn devenait un des rois de la coulisse, grâce à un gain de trois millions, qu'il avait réalisé en jouant pour son compte à la baisse, tandis qu'il jouait à la hausse pour Saccard ; et la chance extraordinaire était qu'il aurait sauté certainement, engagé pour des achats considérables au nom de l'Universelle qui ne payait plus, si l'on n'avait pas été forcé de passer l'éponge, de faire cadeau de ce qu'elle devait, plus de cent millions, à la coulisse tout entière, reconnue insolvable. Un homme décidément heureux et adroit, ce petit Nathansohn ! et quelle jolie aventure, dont on souriait, garder ce qu'on a gagné, ne pas payer ce qu'on a perdu !

Mais les chiffres restaient vagues, Mme Caroline ne pouvait arriver à une appréciation exacte des gains, car les opérations de Bourse se font en plein mystère, et le secret professionnel est strictement gardé par les agents de change. Même on n'aurait rien su en dépouillant les carnets, où les noms ne sont pas inscrits. Ainsi elle tenta en vain de connaître la somme qu'avait dû emporter Sabatani, disparu à la suite de la dernière liquidation. Encore une ruine, de ce côté, qui atteignait durement, Mazaud. C'était la commune histoire : le client louche accueilli d'abord avec défiance, déposant une petite couverture de deux ou trois mille francs, jouant sagement pendant les premiers mois, jusqu'au jour où, la médiocrité de la garantie oubliée, devenu l'ami de l'agent de change, il prenait la fuite, au lendemain de quelque tour de brigand. Mazaud parlait d'exécuter Sabatani, ainsi qu'il avait jadis exécuté Schlosser, un filou de la même bande, de l'éternelle bande qui exploite !e marché, comme les voleurs d'autrefois exploitaient une forêt. Et le Levantin, cet Italien mâtiné d'Oriental, aux yeux de velours,, qu'une légende douait d'un phénomène dont chuchotaient les femmes curieuses, était aller écumer la Bourse de quelque capitale étrangère, Berlin, disait-on, en attendant qu'on l'oubliât à Paris, et qu'il y revînt, de nouveau salué, prêt à recommencer son coup, au milieu de la tolérance générale.