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Quelle étrange chose que la chance ! songeait Mme Caroline en traversant la place de la Bourse. L'extraordinaire succès de l'Universelle, cette montée rapide dans le triomphe, dans la conquête et la domination, en moins de quatre années, puis cet écroulement brusque, ce colossal édifice qu'un mois avait suffi pour réduire en poudre, la stupéfiaient toujours. Et n'était-ce pas là aussi l'histoire de Mazaud. Certes, jamais homme n'avait vu la destinée lui sourire à ce point. Agent de change à trente-deux ans, très riche déjà par la mort de son oncle, heureux mari d'une femme charmante qui l'adorait, qui lui avait donné deux beaux enfants, il était en outre joli homme, il prenait chaque jour à la corbeille une place plus considérable, par ses relations, son activité, son flair vraiment surprenant, sa voix aiguë même, cette voix de fifre qui devenait aussi célèbre que le tonnerre de Jacoby. Et, soudainement, voilà que la situation craquait, il se trouvait au bord de l'abîme, où il suffisait d'un souffle maintenant pour le jeter. Lui, n'avait pas joué, pourtant, protégé encore par sa flamme au travail, sa jeunesse inquiète. Il était frappé en pleine lutte loyale, par inexpérience et passion, pour avoir trop cru aux autres. D'ailleurs, les sympathies restaient vives, on prétendait qu'il pourrait s'en tirer, avec beaucoup d'aplomb.

Lorsque Mme Caroline fut montée à la charge, elle sentit bien l'odeur de ruine, le frisson d'angoisse secrète, dans les bureaux devenus mornes. En traversant la caisse, elle aperçut une vingtaine de personnes, toute une foule qui attendait, pendant que le caissier d'argent et le caissier des titres faisaient encore honneur aux engagements de la maison, mais d'une main ralentie, en hommes qui vident les derniers tiroirs. Par une porte entrouverte, le bureau de la liquidation lui apparut endormi, avec ses sept employés lisant leur journal, n'ayant plus à appliquer que de rares affaires, depuis que la Bourse chômait. Seul, le bureau du comptant gardait quelque vie. Et ce fut Berthier, le fondé de pouvoir, qui la reçut, très agité lui-même, le visage pâle, dans le malheur de la maison.

" Je ne sais pas, madame, si M. Mazaud pourra vous recevoir... Il est un peu souffrant, il a eu froid en s'obstinant à travailler sans feu toute la nuit dernière, et il vient de descendre chez lui, au premier étage, pour prendre quelque repos. "

Alors, Mme Caroline insista.

" Je vous en prie, monsieur, faites que je lui dise quelques mots... Il y va peut-être du salut de mon frère. M. Mazaud sait bien que jamais mon frère ne s'est occupé des opérations de Bourse, et son témoignage serait d'une grande importance... D'autre part, j'ai des chiffres à lui demander, lui seul peut me renseigner sur certains documents. "

Berthier, plein d'hésitation, finit par la prier d'entrer dans le cabinet de l'agent de change.

" Attendez là un instant, madame, je vais voir. "

Et, dans cette pièce, en effet, Mme Caroline eut une grande sensation de froid. Le feu devait être mort depuis la veille, personne n'avait songé à le rallumer. Mais ce qui la frappait plus encore, c'était l'ordre parfait, comme si toute la nuit et toute la matinée entière venaient d'être employées à vider les meubles, à détruire les papiers inutiles, à classer ceux qu'il fallait conserver. Rien ne traînait, pas un dossier, pas même une lettre. Sur le bureau, il n'y avait, méthodiquement rangés, que l'encrier, le plumier, un grand buvard, au milieu duquel était seulement resté un paquet de fiches de la maison, des fiches vertes, couleur de l'espérance. Dans cette nudité, une tris- tesse infinie tombait avec le lourd silence.

Au bout de quelques minutes, Berthier reparut.

" Ma foi ! madame, j'ai sonné deux fois, et je n'ose insister... En descendant, voyez si vous devez sonner vous-même. Mais je vous conseille de revenir. "

Mme Caroline dut se résigner. Cependant, sur le palier du premier étage, elle hésita encore, elle avança même la main vers le bouton de la sonnette. Et elle finissait par s'en aller, lorsque des cris, des sanglots, toute une rumeur sourde, au fond de l'appartement, l'arrêta. Brusquement, la porte fut ouverte, et un domestique s'en élança, effaré, disparut dans l'escalier, en bégayant :

" Mon Dieu ! mon Dieu ! monsieur... "

Elle était demeurée immobile, devant cette porte béante, dont sortait, distincte maintenant, une plainte d'affreuse douleur. Et elle devenait toute froide, devinant, envahie par la vision nette de ce qui se passait là. D'abord elle voulut fuir, puis elle ne le put, éperdue de pitié, attirée, ayant le besoin de voir et d'apporter ses larmes, elle aussi. Elle entra, trouva toutes les portes grandes ouvertes, arriva jusqu'au salon.

Deux servantes, la cuisinière et la femme de chambre sans doute, y allongeaient le cou, avec des faces de terreur, balbutiantes.

" Oh ! monsieur, oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! "

Le jour mourant de la grise journée d'hiver entrait faiblement, par l'écartement des épais rideaux de soie. Mais il faisait très chaud, de grosses bûches achevaient de se consumer en braise dans la cheminée, éclairant les murs d'un grand reflet rouge. Sur une table, une gerbe de roses, un royal bouquet pour la saison, que, la veille encore, l'agent de change avait apporté à sa femme, s'épanouissait dans cette tiédeur de serre, embaumait toute la pièce. C'était comme le parfum même du luxe raffiné de l'ameublement, la bonne odeur de chance, de richesse, de félicité d'amour, qui, pendant quatre années, avaient fleuri là. Et, sous le reflet rouge du feu, Mazaud était renversé au bord du canapé, la tête fracassée d'une balle, la main crispée sur la crosse du revolver ; tandis que, debout devant lui, sa jeune femme, accourue, poussait cette plainte, ce cri continu et sauvage qui s'entendait de l'escalier. Au moment de la détonation, elle avait au bras son petit garçon de quatre ans et demi, dont les petites mains s'étaient cramponnées à son cou, dans l'épouvante ; et sa fillette, âgée de six ans déjà, l'avait suivie, pendue à sa jupe, se serrant contre elle ; et les deux enfants criaient aussi, d'entendre crier leur mère éperdument.

Tout de suite, Mme Caroline voulut les emmener.

" Madame, je vous en supplie... Madame, ne restez pas là... "

Elle-même tremblait, se sentait défaillir. De la tête trouée de Mazaud, elle voyait le sang couler encore, tomber goutte à goutte sur le velours du canapé, d'où il ruisselait sur le tapis. Il y avait par terre une large tache qui s'élargissait. Et il lui semblait que ce sang la gagnait, lui éclaboussait les pieds et les mains.

" Madame, je vous en supplie, suivez-moi... "

Mais, avec son fils pendu à son cou, avec sa fille serrée à sa taille, la malheureuse n'entendait pas, ne bougeait pas, raidie, plantée là, à ce point qu'aucune puissance au monde ne l'en aurait déracinée. Tous les trois étaient blonds, d'une fraîcheur de lait, la mère d'air aussi délicat et ingénu que les enfants. Et, dans la stupeur de leur félicité morte, dans ce brusque anéantissement du bonheur qui devait durer toujours, ils continuaient de jeter leur grand cri, le hurlement où passait toute l'effroyable souffrance de l'espèce.

Alors, Mme Caroline tomba sur les deux genoux. Elle sanglotait, elle balbutiait.

" Oh ! madame, vous me déchirez le coeur... De grâce, madame, arrachez-vous à ce spectacle, venez avec moi dans la pièce voisine, laissez-moi tâcher de vous épargner un peu du mal qu'on vous a fait... "