Et toujours le groupe farouche et lamentable, la mère avec les deux petits, comme entrés en elle, immobiles dans leurs longs cheveux pâles dénoués. Et toujours ce hurlement affreux, cette lamentation du sang, qui monte de la forêt, quand les chasseurs ont tué le père.
Mme Caroline s'était relevée, la tête perdue, il y eut des pas, des voix, sans doute l'arrivée d'un médecin, la constatation de la mort. Et elle ne put rester, davantage elle se sauva, poursuivie par la plainte abominable et sans fin, que, même sur le trottoir, dans le roulement des fiacres, elle croyait entendre toujours.
Le ciel pâlissait, il faisait froid, et elle marcha, lentement, de peur qu'on ne l'arrêtât, en la prenant pour une meurtrière, à son air égaré. Tout remontait en elle, toute l'histoire du monstrueux écroulement de deux cent millions, qui amoncelait tant de ruines et écrasait tant de victimes. Quelle force mystérieuse, après avoir édifié si rapidement cette tour d'or, venait donc ainsi de la détruire ? Les mêmes mains qui l'avaient construite, semblaient s'être acharnées, prises de folie, à ne pas en laisser une pierre debout. Partout, des cris de douleur s'élevaient, des fortunes s'effondraient avec le bruit des tombereaux de démolitions, qu'on vide à la décharge publique. C'étaient les derniers biens domaniaux des Beauvilliers, les sous grattés un à un des économies de Dejoie, les gains réalisés dans la grande industrie par Sédille, les rentes des Maugendre retirés du commerce, pêle-mêle, étaient jetés avec fracas au fond du cloaque, que rien ne comblait. C'étaient encore Jantrou, noyé dans l'alcool, la Sandorff noyée dans la boue, Massias retombé à sa misérable condition de chien rabatteur, cloué pour la vie à la Bourse par la dette ; et c'était Flory voleur, en prison, expiant ses faiblesses d'homme tendre, Sabatani et Fayeux en fuite, galopant avec la peur des gendarmes ; et c'étaient, plus navrantes et pitoyables, les victimes inconnues, le grand troupeau anonyme de tous pauvres que la catastrophe avait faits, grelottant d'abandon, criant de faim. Puis, c'était la mort, des coups de pistolet partaient aux quatre coins de Paris, c'était la tête fracassée de Mazaud, le sang de Mazaud qui, goutte à goutte, dans le luxe et dans le parfum des roses, éclaboussait sa femme et ses petits, hurlant de douleur.
Et, alors, tout ce qu'elle avait vu, tout ce qu'elle avait entendu, depuis quelques semaines, s'exhala du coeur meurtri de Mme Caroline en un cri d'exécration contre Saccard. Elle ne pouvait plus se taire, le mettre à part comme s'il n'existait pas pour s'éviter de le juger et de le condamner. Lui seul était coupable, cela sortait de chacun de ses désastres accumulés, dont l'effrayant amas la terrifiait. Elle le maudissait, sa colère et son indignation, contenues depuis si longtemps, débordaient en une haine vengeresse, la haine même du mal. N'aimait-elle donc plus son frère, qu'elle avait attendu jusque-là, pour haïr l'homme effrayant, qui était l'unique cause de leur malheur ? Son pauvre frère, ce grand innocent, ce grand travailleur, si juste et si droit, sali maintenant de la tare ineffaçable de la prison, la victime qu'elle oubliait, chère et plus douloureuse que toutes les autres ! Ah ! que Saccard ne trouvât pas de pardon, que personne n'osât plaider encore sa cause, même ceux qui continuaient à croire en lui, qui ne connaissaient de lui que sa bonté, et qu'il mourût seul, un jour, dans le mépris !
Mme Caroline leva les yeux. Elle était arrivée sur la place, et elle vit, devant elle, la Bourse. Le crépuscule tombait, le ciel d'hiver, chargé de brume, mettait derrière le monument comme une fumée d'incendie, une nuée d'un rouge sombre, qu'on aurait crue faite des flammes et des poussières d'une ville prise d'assaut. Et la Bourse, grise et morne, se détachait, dans la mélancolie de la catastrophe, qui, depuis un mois, la laissait déserte, ouverte aux quatre vents du ciel, pareille à une halle qu'une disette a vidée. C'était l'épidémie fatale, périodique, dont les ravages balaient le marché tous les dix à quinze ans, les vendredis noirs, ainsi qu'on les nomme, semant le sol de décombres. Il faut des années pour que la confiance renaisse, pour que les grandes maisons de banque se reconstruisent, jusqu'au jour où, la passion du jeu ravivée peu à peu, flambant et recommençant l'aventure, amène une nouvelle crise, effondre tout, dans un nouveau désastre. Mais, cette fois, derrière cette fumée rousse de l'horizon, dans les lointains troubles de la ville, il y avait comme un grand craquement sourd, la fin prochaine d'un monde.
XII
L'instruction du procès marcha avec une telle lenteur, que sept mois déjà s'étaient écoulés, depuis l'arrestation de Saccard et d'Hamelin, sans que l'affaire pût être mise au rôle. On était au milieu de septembre, et, ce lundi-là, Mme Caroline qui allait voir son frère deux fois par semaine, devait se rendre vers trois heures à la Conciergerie. Elle ne prononçait jamais le nom de Saccard, elle avait dix fois répondu par un refus formel, aux demandes pressantes qu'il lui faisait transmettre de le venir visiter. Pour elle, raidie dans sa volonté de justice, il n'était plus. Et elle espérait toujours sauver son frère, elle était toute gaie, les jours de visite, heureuse de l'entretenir de ses dernières démarches et de lui apporter un gros bouquet des fleurs qu'il aimait.
Le matin, ce lundi-là, elle préparait donc une boite d'oeillets rouges, lorsque la vieille Sophie, la bonne de la princesse d'Orviedo, descendit lui dire que madame désirait lui parler tout de suite. Etonnée, vaguement inquiète, elle se hâta de monter. Depuis plusieurs mois, elle n'avait pas vu la princesse, ayant donné sa démission de secrétaire, à l'Oeuvre du Travail, dès la catastrophe de l'Universelle. Elle ne se rendait plus, de loin en loin, boulevard Bineau, que pour voir Victor, que la sévère discipline semblait dompter maintenant, l'oeil en dessous, avec sa joue gauche plus forte que la droite, tirant la bouche dans une moue de férocité goguenarde. Tout de suite, elle eut le pressentiment qu'on la faisait appeler à cause de Victor.
La princesse d'Orviedo, enfin, était ruinée. Dix ans à peine lui avaient suffi peur rendre aux pauvres les trois cents millions de l'héritage du prince, volés dans les poches des actionnaires crédules. S'il lui avait fallu cinq années d'abord pour dépenser en bonnes oeuvres folles les cent premiers millions, elle était arrivée, en quatre et demi, à engloutir les deux cents autres, dans des fondations d'un luxe plus extraordinaire encore. A l'Oeuvre du Travail, à la Crèche Sainte- Marie, à l'Orphelinat Saint-Joseph, à l'Asile de Châtillon et à l'Hôpital Saint-Marceau, s'ajoutaient aujourd'hui une ferme modèle, près d'Evreux, deux maisons de convalescence peur les enfants, sur les bords de la Manche, une autre maison de retraite peur les vieillards, à Nice, des hospices, des cités ouvrières, des bibliothèques et des écoles, aux quatre coins de la France ; sans compter des donations considérables à des oeuvres de charité déjà existantes. C'était, d'ailleurs, toujours la même volonté de royale restitution, non pas le morceau de pain jeté par la pitié ou la peur aux misérables, mais la jouissance de vivre, le superflu, tout ce qui est bon et beau donné aux humbles qui n'ont rien, aux faibles que les forts ont volés de leur part de joie, enfin les palais des riches grands ouverts aux mendiants des routes, pour qu'ils dorment, eux aussi, dans la soie et mangent dans la vaisselle d'or. Pendant dix années, la pluie des millions n'avait pas cessé, les réfectoires de marbre, les dortoirs égayés de peintures claires, les façades monumentales comme des Louvres, les jardins fleuris de plantes rares, dix années de travaux superbes, dans un gâchis incroyable d'entrepreneurs et d'architectes ; et elle était bien heureuse, soulevée par le grand bonheur d'avoir désormais les mains nettes, sans un centime. Même elle venait d'atteindre l'étonnant résultat de s'endetter, on la poursuivait pour un reliquat de mémoires montant à plusieurs centaines de mille francs, sans que son avoué et son notaire pussent réussir à parfaire la somme, dans l'émiettement final de la colossale fortune, jetée ainsi aux quatre vents de l'aumône. Et un écriteau, cloué au-dessus de la porte cochère, annonçait la mise en vente de l'hôtel, le coup de balai suprême qui emportait jusqu'aux vestiges de l'argent maudit, ramassé dans la boue et dans le sang du brigandage financier.