En haut, la vieille Sophie attendait Mme Caroline pour l'introduire. Elle, furieuse, grondait toute la journée. Ah ! elle l'avait bien dit que madame finirait par mourir sur la paille ! Est-ce que madame n'aurait pas dû se remarier et avoir des enfants avec un autre monsieur, puisqu'elle n'aimait que ça au fond ? Ce n'était pas qu'elle eût à se plaindre et à s'inquiéter, elle, car elle avait reçu depuis longtemps une rente de deux mille francs, qu'elle allait manger dans son pays, du côté d'Angoulême. Mais une colère l'emportait, lorsqu'elle songeait que madame ne s'était pas même réservé les quelques sous nécessaires, chaque matin, au pain et au lait dont elle vivait maintenant. Des querelles sans cesse éclataient entre elles. La princesse souriait de son divin sourire d'espérance, en répondant qu'elle n'aurait plus besoin, à la fin du mois, que d'un suaire, lorsqu'elle serait entrée dans le couvent où elle avait depuis longtemps marqué sa place, un couvent de carmélites muré au monde entier. Le repos, l'éternel repos !
Telle qu'elle la voyait depuis quatre années, Mme Caroline retrouva la princesse, vêtue de son éternelle robe noire, les cheveux cachés sous un fichu de dentelle, jolie encore à trente-neuf ans, avec son visage rond aux dents de perle, mais le teint jaune, la chair morte, comme après dix ans de cloître. Et l'étroite pièce, pareille à un bureau d'huissier de province, s'était emplie d'un encombrement de paperasses plus inextricables encore, des plans, des mémoires, des dossiers, tout le papier gâché d'un gaspillage de trois cents millions.
" Madame, dit la princesse de sa voix douce et lente, qu'aucune émotion ne faisait plus trembler, j'ai voulu vous apprendre une nouvelle qui m'a été apportée ce matin... Il s'agit de Victor, ce garçon que vous avez placé à l'Oeuvre du Travail... "
Le coeur de Mme Caroline se mit à battre douloureusement. Ah ! le misérable enfant, que son père n'était pas même allé voir, malgré ses formelles promesses, pendant les quelques mois qu'il avait connu son existence, avant d'être emprisonné à la Conciergerie. Que deviendrait-il désormais ? Et elle qui se défendait de penser à Saccard, était continuellement ramenée à lui, bouleversée dans sa maternité d'adoption.
" Il s'est passé hier des choses terribles, continua la princesse, tout un crime que rien ne saurait réparer. "
Et elle conta, de son air glacé, une épouvantable aventure. Depuis trois jours, Victor s'était fait mettre à l'infirmerie, en alléguant des douleurs de tête insupportables. Le médecin avait bien flairé une simulation de paresseux ; mais l'enfant était réellement ravagé par des névralgies fréquentes. Or, cet après-midi, Alice de Beauvilliers se trouvait à l'Oeuvre sans sa mère, venue pour aider la soeur de service à l'inventaire trimestriel de l'armoire aux remèdes. Cette armoire était dans la pièce qui séparait les deux dortoirs, celui des filles de celui des garçons, où il n'y avait en ce moment que Victor couché, occupant un des lits ; et la soeur, s'étant absentée quelques minutes, avait eu la surprise de ne pas retrouver Alice, si bien qu'après avoir attendu un instant, elle s'était mise à la chercher. Son étonnement avait grandi en constatant que la porte du dortoir des garçons venait d'être fermée en dedans. Que se passait-il donc ? Il lui avait fallu faire le tour par le couloir, et elle restait béante, terrifiée, par le spectacle qui s'offrait à elle : la jeune fille à demi étranglée, une serviette nouée sur son visage pour étouffer ses cris, ses jupes en désordre relevées, étalant sa nudité pauvre de vierge chlorotique, violentée, souillée avec une brutalité immonde. Par terre, gisait un porte-monnaie vide. Victor avait disparu. Et la scène se reconstruisait: Alice, appelée peut-être, entrant pour donner un bol de lait à ce garçon de quinze ans, velu comme un homme, puis la brusque faim du monstre pour cette chair frêle, ce cou trop long, le saut du mâle en chemise, la fille étouffée, jetée sur le lit ainsi qu'une loque, violée, volée, et les vêtements passés à la hâte, et la fuite. Mais que de points obscurs, que de questions stupéfiantes et insolubles ! Comment n'avait-on rien entendu, pas un bruit de lutte, pas une plainte ? Comment de si effroyables choses s'étaient-elles passées si vite, dix minutes à peine ? Surtout, comment Victor avait-il pu se sauver, s'évaporer pour ainsi dire, sans laisser de trace ? car, après les plus minutieuses recherches, on avait acquis la certitude qu'il n'était plus dans l'établissement. Il devait s'être enfui par la salle de bains, donnant sur le corridor, et dont une fenêtre ouvrait au-dessus d'une série de toits étagés, allant jusqu'au boulevard ; et encore un tel chemin offrait de si grands périls, que beaucoup se refusaient à croire qu'un être humain avait pu le suivre. Ramenée chez sa mère, Alice gardait le lit, meurtrie, éperdue, sanglotante, secouée d'une intense fièvre.
Mme Caroline écouta ce récit dans un saisissement tel, qu'il lui semblait que tout le sang de son coeur se glaçait. Un souvenir s'était éveillé, l'épouvantait d'un affreux rapprochement Saccard, autrefois, prenant la misérable Rosalie sur une marche, lui démettant l'épaule, au moment de la conception de cet enfant qui en avait gardé comme une joue écrasée ; et, aujourd'hui, Victor violentant à son tour la première fille que le sort lui livrait. Quelle inutile cruauté ! cette jeune fille si douce, la fin désolée d'une race, qui était sur le point de se donner à Dieu, ne pouvant avoir un mari, comme toutes les autres ! Avait-elle donc un sens, cette rencontre imbécile et abominable ? Pourquoi avoir brisé ceci contre cela ?
" Je ne veux vous adresser aucun reproche, madame, conclut la princesse, car il serait injuste de faire remonter jusqu'à vous la moindre responsabilité. Seulement, vous aviez vraiment là un protégé bien terrible. "
Et, comme si une liaison d'idées avait lieu en elle, inexprimée, elle ajouta :