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D'une oreille distraite, il écouta sa soeur lui expliquer que, dans les journaux, l'opinion paraissait lui redevenir un peu plus favorable. Puis, sans transition, la regardant de ses yeux de dormeur éveillé :

" Pourquoi refuses-tu de le voir ? "

Elle frémit, elle comprit bien qu'il lui parlait de Saccard. D'un signe de tête, elle dit non, encore non. Alors, il se décida, confus, à voix très basse.

" Après ce qu'il a été pour toi, tu ne peux refuser, va le voir ! "

Mon Dieu ! il savait, elle fut envahie d'une ardente rougeur, elle se jeta dans ses bras pour cacher son visage ; et elle bégayait, demandait qui avait pu lui dire, comment il savait cette chose qu'elle croyait ignorée, ignorée de lui surtout.

" Ma pauvre Caroline, il y a longtemps... Des lettres anonymes, de vilaines gens qui nous jalousaient... Jamais je ne t'en ai parlé, tu es libre, nous ne pensons plus de même... Je sais que tu es la meilleure femme de la terre. Va le voir. "

Et, gaiement, retrouvant son sourire, il reprit le petit bouquet de roses qu'il avait déjà glissé derrière le crucifix, il le lui remit dans la main, en ajoutant :

" Tiens ! porte-lui ça et dis-lui que je ne lui en veux pas non plus. "

Mme Caroline, bouleversée de cette tendresse si pitoyable de son frère, dans la honte affreuse et le délicieux soulagement qu'elle éprouvait à la fois, ne résista pas davantage. Du reste, depuis le matin, la sourde nécessité de voir Saccard s'imposait à elle. Pouvait- elle ne pas l'avertir de la fuite de Victor, de l'atroce aventure dont elle était encore toute tremblante ? Dès le premier jour, il l'avait fait inscrire parmi les personnes qu'il désirait recevoir ; et elle n'eut qu'à dire son nom, un gardien la conduisit tout de suite à la cellule du prisonnier.

Lorsqu'elle entra, Saccard tournait le dos à la porte, assis devant une petite table, couvrant de chiffres une feuille de papier.

Il se leva vivement, il eut un cri de joie.

" Vous !... Oh ! que vous êtes bonne, et que je suis heureux ! "

Il lui avait pris une main entre les deux siennes, elle souriait d'un air embarrassé, très émue, ne trouvant pas la parole qu'il aurait fallu dire. Puis, de sa main restée libre, elle posa son petit bouquet de deux sous parmi les feuilles, sabrées de chiffres, qui encombraient la table.

" Vous êtes un ange ! " murmura-t-il, ravi, en lui baisant les doigts.

Enfin, elle parla.

" C'est vrai, c'était fini, je vous avais condamné dans mon coeur. Mais mon frère veut que je vienne...

- Non, non, ne dites pas cela ! Dites que vous êtes trop intelligente, que vous êtes trop bonne, et que vous avez compris, et que vous me pardonnez... "

D'un geste, elle l'interrompit.

" Je vous en conjure, ne me demandez pas tant. Je ne sais pas moi- même... Cela ne vous suffit-il pas que je sois venue ?... Et puis, j'ai une chose bien triste à vous apprendre. "

Alors, d'un trait, à demi-voix, elle lui conta le sauvage réveil de Victor, son attentat sur Mlle de Beauvilliers, sa fuite extraordinaire, inexplicable, l'inutilité jusque-là de toutes les recherches, le peu d'espoir qu'on avait de le rejoindre. Il l'écoutait, saisi, sans une question, sans un geste ; et, quand elle se tut, deux grosses larmes gonflèrent ses yeux, ruisselèrent sur ses joues, pendant qu'il bégayait :

" Le malheureux... le malheureux... "

Jamais elle ne l'avait vu pleurer. Elle en resta profondément émue et stupéfaite, tellement ces larmes de Saccard étaient singulières, grises et lourdes, venues de loin, d'un coeur durci, encrassé par des années de brigandage. Tout de suite, d'ailleurs, il se désespéra bruyamment.

" Mais c'est épouvantable, je ne l'ai seulement pas embrassé, moi, ce gamin... Car vous savez que je ne l'ai pas vu. Mon Dieu ! oui, je m'étais bien juré d'aller le voir, et je n'ai pas eu le temps, pas une heure libre, avec ces sacrées affaires qui me mangent... Ah ! c'est bien toujours comme ça lorsqu'on ne fait pas une chose tout de suite, on est certain de ne jamais la faire... Et, alors, maintenant, vous êtes sûre que je ne puis pas le voir ? On me l'amènerait ici. "

Elle hocha la tête.

" Qui sait où il est, à cette heure, dans l'inconnu de ce terrible Paris ! "

Un instant encore, il se promena violemment, en lâchant des lambeaux de phrase.

" On me retrouve cet enfant, et, voilà ! je le perds... Jamais je ne le verrai... Tenez ! c'est que je n'ai pas de chance, non ! pas de chance du tout !... Oh ! mon Dieu ! l'histoire est la même que pour l'Universelle. "

Il venait de se rasseoir devant la table, et Mme Caroline prit une chaise, en face de lui. Déjà, les mains errantes parmi les papiers, tout le dossier volumineux qu'il préparait depuis des mois, il entamait l'histoire du procès et l'exposé de ses moyens de défense, comme s'il eut éprouvé le besoin de s'innocenter auprès d'elle. L'accusation lui reprochait : Le capital sans cesse augmenté pour enfiévrer les cours et pour faire croire que la société possédait l'intégralité de ses fonds ; la simulation de souscriptions et de versements non effectués, grâce aux comptes ouverts à Sabatani et aux autres hommes de paille, lesquels payaient seulement par des jeux d'écriture ; la distribution de dividendes fictifs, sous forme de libération des anciens titres ; enfin, l'achat par la société de ses propres actions, toute une spéculation effrénée qui avait produit la hausse extraordinaire et factice, dont l'Universelle était morte, épuisée d'or. A cela, il répondait par de explications abondantes, passionnées il avait fait ce que fait tout directeur de banque, seulement il l'avait fait en grand, avec une carrure d'homme fort. Pas un des chefs des plus solides maisons de Paris qui n'aurait dû partager sa cellule, si l'on s'était piqué d'un peu de logique. On le prenait pour le bouc émissaire des illégalités de tous. D'autre part, quelle étrange façon d'apprécier les responsabilités ! Pourquoi ne poursuivait-on pas aussi les administrateurs, les Daigremont, les Huret, les Bohain, qui, outre leurs cinquante mille francs de jetons de présence, touchaient le dix pour cent sur les béné- fices, et qui avaient trempé dans tous les tripotages ? Pourquoi encore l'impunité complète dont jouissaient les commissaires-censeurs, Lavignière entre autres, qui en étaient quittes pour alléguer leur incapacité et leur bonne foi ? Evidemment, ce procès allait être la plus monstrueuse des iniquités, car on avait dû écarter la plainte en escro- querie de Busch, comme alléguant des faits non prouvés, et le rapport remis par l'expert, après un premier examen des livres, venait d'être reconnu plein d'erreurs. Alors, pourquoi la faillite, déclarée d'office à la suite de ces deux pièces, lorsque pas un sou des dépôts n'avait été détourné et que tous les clients devaient rentrer dans leurs fonds ? Etait-ce donc qu'on voulait uniquement ruiner les actionnaires ? Dans ce cas, on avait réussi, le désastre s'aggravait, s'élargissait sans limite. Et ce n'était pas lui qu'il en accusait, c'était la magistrature, le gouvernement, tous ceux qui avaient comploté de le supprimer, pour tuer l'Universelle.