" Ah ! les gredins, s'ils m'avaient laissé libre, vous auriez vu, vous auriez vu ! "
Mme Caroline le regardait, saisie de son inconscience, qui en arrivait à une véritable grandeur. Elle se rappelait ses théories d'autrefois, la nécessité du jeu dans les grandes entreprises, où toute rémunération juste est impossible, la spéculation regardée comme l'excès humain, l'engrais nécessaire, le fumier sur lequel pousse le progrès. N'était-ce donc pas lui qui, de ses mains sans scrupules, avait chauffé l'énorme machine follement, jusqu'à la faire sauter en morceaux et à blesser tous ceux qu'elle emportait avec elle ? Ce cours de trois mille francs, d'une exagération insensée, imbécile, n'était-ce pas lui qui l'avait voulu ? Une société au capital de cent cinquante millions, et dont les trois cent mille titres, cotés trois mille francs, représentent neuf cents millions cela pouvait-il se justifier ; n'y avait-il pas un danger effroyable dans la distribution du colossal dividende qu'une pareille somme engagée exigeait, au simple taux de cinq pour cent ?
Mais il s'était levé, il allait et venait, dans l'étroite pièce, d'un pas saccadé de grand conquérant mis en cage.
" Ah ! les gredins, ils ont bien su ce qu'ils faisaient en, m'enchaînant ici... J'allais triompher, les écraser tous...
- Comment, triompher ? mais vous n'aviez plus un sou, vous étiez vaincu !
Evidemment, reprit-il avec amertume, j'étais vaincu, je suis une canaille... L'honnêteté, la gloire, ce n'est que le succès. Il ne faut pas se laisser battre, autrement l'on n'est plus le lendemain qu'un imbécile et un filou... Oh ! je devine bien ce qu'on peut dire, vous n'avez pas besoin de me le répéter. N'est-ce pas ? on me traite couramment de voleur, on m'accuse d'avoir mis tous ces millions dans mes poches, on m'égorgerait ; si l'on me tenait ; et, ce qui est pis on hausse les épaules de pitié, un simple fou, une pauvre intelligence... Mais, si j'avais réussi, imaginez-vous cela ? Oui, si j'avais abattu Gundermann, conquis le marché, si j'étais à cette heure le roi indiscuté de l'or, hein ? quel triomphe ! Je serais un héros, j'aurais Paris à mes pieds. "
Nettement, elle lui tint tête.
" Vous n'aviez avec vous ni la justice ni la logique, vous ne pouviez pas réussir. "
Il s'était arrêté devant elle d'un mouvement brusque, il s'emportait.
" Pas réussir, allons donc ! L'argent m'a manqué, voilà tout. Si Napoléon, le jour de Waterloo, avait eu cent mille hommes encore à faire tuer, il l'emportait, la face du monde était changée. Moi, si j'avais eu à jeter au gouffre les quelques centaines de millions nécessaires, je serais le maître du monde.
- Mais c'est affreux ! cria-t-elle, révoltée. Quoi ? vous trouvez qu'il n'y a pas eu assez de ruines, pas assez de larmes, pas assez de sang ! Il vous faudrait d'autres désastres encore, d'autres familles dépouillées, d'autres malheureux réduits à mendier dans les rues ! "
Il reprit sa promenade violente, il eut un geste d'indifférence supérieure, en jetant ce cri :
" Est-ce que la vie s'inquiète de ça ! Chaque pas que l'on fait écrase des milliers d'existences. "
Et un silence régna, elle le suivit dans sa marche, le coeur envahi de froid. Etait-ce un coquin, était-ce un héros ? Elle frémissait, en se demandant quelles pensées de grand capitaine vaincu, réduit à l'impuissance, il pouvait rouler depuis six mois qu'il était enfermé dans cette cellule ; et elle jeta seulement alors un regard autour d'elle : les quatre murs nus, le petit lit de fer, la table de bois blanc, les deux chaises de paille. Lui qui avait vécu, au milieu d'un luxe prodigué, éclatant !
Mais, tout d'un coup, il revint s'asseoir, les jambes comme brisées de lassitude. Et, longuement, il parla à demi-voix dans une sorte de confession involontaire.
" Gundermann avait raison, décidément : ça ne vaut rien, la fièvre, à la Bourse... Ah ! le gredin, est-il heureux, lui, de n'avoir plus ni sang ni nerfs, de ne plus pouvoir coucher avec une femme, ni boire une bouteille de bourgogne ! Je crois d'ailleurs qu'il a toujours été comme ça, ses veines charrient de la glace... Moi, je suis trop passionné, c'est évident. La raison de ma défaite n'est pas ailleurs, voilà pourquoi je me suis si souvent cassé les reins. Et il faut ajouter que, si ma passion me tue, c'est aussi ma passion qui me fait vivre. Oui, elle m'emporte, elle me grandit, me pousse très haut, et puis elle m'abat, elle détruit d'un coup toute son oeuvre. Jouir n'est peut-être que se dévorer... Certainement, quand je songe à ces quatre ans de lutte, je vois bien tout ce qui m'a trahi, c'est tout ce que j'ai désiré, tout ce que j'ai possédé... Ça doit être incurable, ça. Je suis fichu. "
Alors, une colère le souleva contre son vainqueur.
" Ah ! ce Gundermann, ce sale juif, qui triomphe parce qu'il est sans désirs !... C'est bien la juiverie entière, cet obstiné et froid conquérant, en marche pour la souveraine royauté du monde, au milieu des peuples achetés un à un par la toute-puissance de l'or. Voilà des siècles que la race nous envahit et triomphe, malgré les coups de pied au derrière et les crachats. Lui a déjà un milliard, il en aura deux, il en aura dix, il en aura cent, il sera un jour le maître de la terre. Je m'entête depuis des années à crier cela sur les toits, personne n'a l'air de m'écouter, on croit que c'est un simple dépit d'homme de Bourse, lorsque c'est le cri même de mon sang. Oui, la haine du juif, je l'ai dans la peau, oh ! de très loin, aux racines mêmes de mon être !
- Quelle singulière chose ! murmura tranquillement Mme Caroline, avec son vaste savoir, sa tolérance universelle. Pour moi, les juifs, ce sont des hommes comme les autres. S'ils sont à part, c'est qu'on les y a mis. "
Saccard, qui n'avait pas même entendu, continuait avec plus de violence :
" Et ce qui m'exaspère, c'est que je vois les gouvernements complices, aux pieds de ces gueux. Ainsi l'empereur est-il assez vendu à Gundermann ! comme s'il était impossible de régner sans l'argent de Gundermann ! Certes, Rougon, mon grand homme de frère, s'est conduit d'une façon bien dégoûtante à mon égard ; car, je ne vous l'ai pas dit, j'ai été assez lâche pour chercher à me réconcilier, avant la catastrophe, et si je suis ici, c'est qu'il l'a bien voulu. N'importe, puisque je le gêne, qu'il se débarrasse donc de moi ! je ne lui en voudrai quand même que de son alliance avec ces sales juifs... Avez-vous songé à cela ? l'Universelle étranglée pour que Gundermann continue son commerce ! toute banque catholique trop puissante écrasée, comme un danger social, pour assurer le définitif triomphe de la juiverie, qui nous mangera, et bientôt !... Ah ! que Rougon prenne garde ! il sera mangé, lui d'abord, balayé de ce pouvoir auquel il se cramponne, pour lequel il renie tout. C'est très malin, son jeu de bascule, les gages donnés un jour aux libéraux, l'autre jour aux autoritaires ; mais, à ce jeu-là, on finit fatalement par se rompre le cou... Et, puisque tout craque, que le désir de Gundermann s'accomplisse donc, lui qui a prédit que la France serait battue, si nous avions la guerre avec l'Allemagne ! Nous sommes prêts, les Prussiens n'ont plus qu'à entrer et à prendre nos provinces. "