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Sa voix s'élevait peu à peu, suppliante.

" Tenez ! madame, ils sont là, sur la table. Donnez-les-moi, que nous en fassions un paquet, et vous les emporterez, vous emporterez tout... Oh ! je vous appelais, je vous attendais ! Mes papiers perdus ! toute ma vie de recherches, et d'efforts anéantie ! "

Et, comme elle hésitait à lui donner ce qu'il demandait, il joignit les mains.

" De grâce, que je m'assure qu'ils y sont bien tous, avant de mourir... Mon frère n'est pas là, mon frère ne dira pas que je me tue... Je vous en supplie... "

Alors, elle céda, bouleversée par l'ardeur de sa prière.

" Vous voyez que j'ai tort, puisque votre frère dit que cela vous fait du mal.

- Du mal, oh ! non. Et puis, qu'importe !... Enfin ; cette société de l'avenir, je suis parvenu à la mettre debout, après tant de nuits passées ! Tout y est prévu, résolu, c'est toute la justice et tout le bonheur possibles... Quel regret de n'avoir pas eu le temps de rédiger l'oeuvre, avec les développements nécessaires ! Mais voici mes notes complètes, classées. Et, n'est-ce pas ? vous allez les sauver, pour qu'un autre, un jour, leur donne la forme du livre définitif, lancé par le monde... "

De ses longues mains frêles, il avait pris les papiers, il les feuilletait amoureusement, tandis que, dans ses grands yeux déjà troubles, se rallumait une flamme. Il parlait très vite, d'un ton cassé et monotone, avec le tic-tac d'une chaîne d'horloge que le poids emporte ; et c'était le bruit même de la mécanique cérébrale fonctionnant sans arrêt, dans le déroulement de l'agonie.

" Ah ! comme je la vois, comme elle se dresse là, nettement, la cité de justice et de bonheur !... Tous y travaillent, d'un travail personnel, obligatoire et libre. La nation n'est qu'une société de coopération immense, les outils deviennent la propriété de tous, les produits sont centralisés dans de vastes entrepôts généraux. On a effectué tant de labeur utile, on a droit à tant de consommation sociale. C'est l'heure d'ouvrage qui est la commune mesure, un objet ne vaut que ce qu'il a coûté d'heures, il n'y a plus qu'un échange, entre tous les producteurs, à l'aide des bons de travail, et cela sous la direction de la communauté, sans qu'aucun autre prélèvement soit fait que l'impôt unique pour élever les enfants et nourrir les vieillards, renouveler l'outillage, défrayer les services publics gratuits... Plus d'argent, et dès lors plus de spéculation, plus de vol, plus de trafics abominables, plus de ces crimes que la cupidité exaspère, les filles épousées pour leur dot, les vieux parents étranglés pour leur héritage, les passants assassinés pour leur bourse !... Plus de classes hostiles, de patrons et d'ouvriers, de prolétaires et de bourgeois et, dès lors, plus de lois restrictives ni de tribunaux, de force armée gardant l'ini- que accaparement des uns contre la faim enragée des autres !... Plus d'oisifs d'aucune sorte, et dès lors plus de propriétaires nourris par le loyer, de rentiers entretenus comme des filles par la chance, plus de luxe enfin ni de misère !... Ah ! n'est-ce pas l'idéale équité, la souveraine sagesse, pas de privilégiés, pas de misérables, chacun fai- sant son bonheur par son effort, la moyenne du bonheur humain !

Il s'exaltait, et sa voix devenait douce, lointaine, comme si elle s'éloignait et se perdait très haut, dans l'avenir dont il annonçait la venue.

" Et si j'entrais dans les détails... Vous voyez, cette feuille séparée, avec toutes ces notes marginales : c'est l'organisation de la famille, le contrat libre, l'éducation et l'entretien des enfants mis à la charge de la communauté... Pourtant, ce n'est point l'anarchie. Regardez cette autre note : je veux un comité directeur pour chaque branche de la production, chargé de proportionner celle-ci à la consommation, en établissant les besoins réels... Et ici, encore un détail d'organisation dans les villes, dans les champs, des armées industrielles, des armées agricoles manoeuvreront sous la conduite des chefs élus par elles, obéissant à des règlements qu'elles auront votés... Tenez ! j'ai aussi indiqué là, par des calculs approximatifs, à combien d'heures la journée de travail pourra être réduite dans vingt ans. Grâce au grand nombre des bras nouveaux, grâce surtout aux machines, on ne travaillera que quatre heures, trois peut-être ; et que de temps on aura pour jouir de la vie ! car ce n'est pas une caserne, c'est une cité de liberté et de gaieté, où chacun reste libre de son plaisir, avec tout le temps de satisfaire ses légitimes appétits, la joie d'aimer, d'être fort, d'être beau, d'être intelligent, de prendre sa part de l'inépuisable nature. "

Et son geste, autour de la misérable chambre, possédait monde. Dans cette nudité où il avait vécu, cette pauvreté sans besoins où il se mourait, il faisait d'une main fraternelle le partage des biens de la terre. C'était l'universelle félicité, tout ce qui est bon et dont il n'avait pas joui, qu'il distribuait de la sorte, en sachant qu'il n'en jouirait jamais. Il avait hâté sa mort pour ce suprême cadeau à l'humanité souffrante. Mais ses mains s'égaraient, tâtonnantes, parmi les notes éparses, tandis que ses yeux ne voyaient déjà plus, emplis de l'éblouissement de mort, semblaient apercevoir l'infinie perfection, au- delà de la vie, dans un ravissement d'extase dont toute sa face s'éclairait.

" Ah ! que d'activités nouvelles, l'humanité entière au travail au terres incultes, les mains de tous les vivants améliorant le monde !... Il n'y a plus de landes, plus de marais, plus de terres incultes. Les bras de mer sont comblés, les montagnes gênantes disparaissent, les déserts se changent en vallées fertiles, sous les eaux qui jaillissent de toutes parts. Aucun prodige n'est irréalisable, les anciens grands travaux font sourire, tant ils semblent timides et enfantins. La terre enfin est habitable... Et c'est tout l'homme développé, grandi, jouissant de ses pleins appétits, devenu le vrai maître. Les écoles et les ateliers sont ouverts, l'enfant choisit librement son métier, que les aptitudes déterminent. Des années déjà se sont écoulées, et la sélection s'est faite, grâce à des examens sévères, il ne suffit plus de pouvoir payer l'instruction, il faut en profiter. Chacun se trouve ainsi arrêté, utilisé, au juste degré de son intelligence, ce qui répartit équitablement les fonctions publiques, d'après les indications mêmes de la nature. Chacun pour tous, selon sa force... Ah ! cité active et joyeuse, cité idéale de saine exploitation humaine, où n'existe plus le vieux préjugé contre le travail manuel, où l'on voit un grand poète menuisier, un serrurier grand savant ! Ah ! cité bienheureuse, cité triomphale vers qui les hommes marchent depuis tant de siècles, cité dont les murs blancs resplendissent, là-bas... Là-bas, dans le bonheur, dans l'aveuglant soleil...