Выбрать главу

Ses yeux pâlirent, les derniers mots s'exhalèrent, indistincts, en un petit souffle ; et sa tête retomba, gardant le sourire extasié de ses lèvres. Il était mort.

Bouleversée de pitié et de tendresse, Mme Caroline le regardait, lorsqu'elle eut, derrière elle, la sensation d'une tempête qui entrait. C'était Busch, revenant sans médecin, haletant, ravagé d'angoisse ; tandis que la Méchain, sur ses talons, lui expliquait pourquoi elle n'avait pu encore faire la tisane, l'eau s'étant renversée. Mais il avait aperçu son frère, son petit enfant, comme il le nommait, couché sur le dos, immobile, avec la bouche ouverte, les yeux fixes ; et il comprit, et il poussa un hurlement de bête égorgée. D'un bond, il s'était jeté sur le corps, il l'avait soulevé dans ses deux grands bras, comme pour lui souffler de la vie. Ce terrible mangeur d'or, qui aurait tué un homme pour dix sous, qui avait si longtemps écumé le Paris immonde, hurlait d'une abominable souffrance. Son petit enfant, mon Dieu ! Lui qui le couchait, qui le dorlotait ainsi qu'une mère ! Il ne l'aurait jamais plus, son petit enfant ! Et, dans une crise d'enragé désespoir, il ramassa les papiers épars sur le lit, il les déchira, les broya, comme s'il avait voulu anéantir tout ce travail imbécile et jalousé, qui lui avait tué son frère.

Mme Caroline, alors, sentit son coeur se fondre. Le malheureux ! il ne l'emplissait plus que d'une divine pitié. Mais où donc avait-elle entendu hurler ainsi ? Une seule fois déjà, le cri de la douleur humaine l'avait pénétré d'un tel frisson. Et elle se souvint, c'était chez Mazaud, le hurlement de la mère et des petits, devant le cadavre du père. Comme incapable de se soustraire à cette souffrance, elle resta encore un instant, rendit des services. Puis, au moment de partir, se retrouvant seule avec la Méchain, dans l'étroit cabinet d'affaires, elle se rappela qu'elle était venue pour la questionner sur Victor. Et elle l'interrogea. Ah ! bien, Victor, il était loin, s'il courait toujours ! Elle avait battu Paris pendant trois mois, sans seulement découvrir une piste. Elle y renonçait, il serait toujours temps de retrouver un jour ce bandit sûr l'échafaud. Et Mme Caroline l'écoutait, glacée et muette. Oui, c'était fini, le monstre était lâché par le monde, à l'avenir, à l'inconnu, ainsi qu'une bête écumant du virus héréditaire, qui devait élargir le mal à chacun de ses coups de dent.

Dehors, sur le trottoir de la rue Vivienne, Mme Caroline fut surprise de la douceur de l'air. Il était cinq heures, le soleil se couchait dans un ciel d'une pureté tendre, dorant au loin les enseignes hautes du boulevard. Cet avril, si charmant d'une nouvelle jeunesse, était comme une caresse à tout son être physique, jusqu'au coeur. Elle respira fortement, soulagée, plus heureuse déjà, avec la sensation de l'invincible espoir qui revenait et grandissait. C'était sans doute la mort si belle de ce rêveur, donnant son dernier souffle à sa chimère de justice et d'amour, qui l'attendrissait ainsi, dans le songe qu'elle avait également fait d'une humanité purgée du mal exécrable de l'argent ; et c'était encore le hurlement de l'autre, la tendresse exaspérée et saignante du terrible loup-cervier, qu'elle croyait sans coeur, incapable de larmes. Non pourtant ! elle ne s'en était pas allée sous l'impression consolante de tant de bonté humaine, au milieu de tant de douleur ; elle avait au contraire emporté la désespérance finale du petit monstre échappé, galopant, semant par les routes le ferment de pourriture dont jamais la terre n'arriverait à se guérir. Alors, pourquoi donc cette gaieté renaissante qui l'envahissait toute ?

Lorsqu'elle fut au boulevard, Mme Caroline tourna à gauche, ralentit le pas, au milieu de l'animation de la foule. Un instant, elle s'arrêta devant une petite voiture pleine de bottes de lilas et de giroflées, dont le fort parfum l'enveloppa d'une bouffée de printemps. Et, main- tenant, en elle, tandis qu'elle reprenait sa marche, le flot de la joie montait, comme d'une source bouillonnante, qu'elle aurait tenté vainement d'arrêter, de boucher avec ses deux mains. Elle avait compris, elle ne voulait pas. Non, non ! les affreuses catastrophes étaient trop récentes, elle ne pouvait être gaie, s'abandonner à ce jaillissement d'éternelle vie qui la soulevait. Et elle s'efforçait de garder son deuil, elle se rappelait au désespoir par tant de souvenirs cruels. Quoi ? elle aurait ri encore, après l'écroulement de tout, une si effrayante somme de misères ! Oubliait-elle qu'elle était complice ? et elle se citait les faits, celui-ci, celui-là, cet autre, qu'elle aurait dû mettre tout son reste d'existence à pleurer. Mais, entre ses doigts serrés sur son coeur, le bouillonnement de sève devenait plus impétueux, la source de vie débordait, écartait les obstacles pour couler librement, en rejetant les épaves aux deux bords, claire et triomphante sous le soleil.

Dès ce moment, vaincue, Mme Caroline dut s'abandonner à la force irrésistible du continuel rajeunissement. Comme elle le disait en riant parfois, elle ne pouvait être triste. L'épreuve était faite, elle venait de toucher le fond du désespoir, et voici que l'espoir ressuscitait de nouveau, brisé, ensanglanté, mais vivace quand même, plus large de minute en minute. Certes, aucune illusion ne lui restait, la vie était décidément injuste et ignoble, comme la nature. Pourquoi donc : cette déraison de l'aimer, de la vouloir, de compter, ainsi que l'enfant à qui l'on promet un plaisir toujours différé, sur le but lointain et inconnu vers lequel, sans fin, elle nous conduit ? Puis, lorsqu'elle tourna dans la rue de la Chaussée-d'Antin, elle ne raisonna même plus ; la philosophe, en elle, la savante et la lettrée, abdiquait, fatiguée de l'inutile recherche des causes ; elle n'était plus qu'une créature heureuse du beau ciel et de l'air doux, goûtant l'unique jouissance de se bien porter, d'entendre ses petits pieds fermes battre le trottoir. Ah ! la joie d'être, est-ce qu'au fond il en existe une autre ? La vie telle qu'elle est, dans sa force, si abominable qu'elle soit, avec son éternel espoir !

Rentrée dans son appartement de la rue Saint-Lazare, qu'elle quittait le lendemain, Mme Caroline acheva ses malles ; et, comme elle faisait le tour de la salle des épures, vide déjà, elle aperçut, sur les murs, les plans et les aquarelles, qu'elle s'était promis de ficeler en un rouleau unique, au dernier moment. Mais une songerie l'arrêta, à chaque feuille de papier, avant d'arracher les quatre pointes, aux quatre angles. Elle revivait ses journées lointaines d'Orient, de ce pays tant aimé, dont elle semblait avoir gardé en elle l'éclatante lumière ; elle revivait les cinq années qu'elle venait de passer à Paris, cette crise de chaque jour, cette activité folle, le monstrueux ouragan de millions qui avait traversé sa vie, en la saccageant ; et, de ces ruines chaudes encore, elle sentait déjà germer, s'épanouir au soleil toute une floraison. Si la Banque nationale turque s'était effondrée à la suite de l'Universelle, la Compagnie générale des Paquebots réunis restait debout et prospère. Elle revoyait la côte enchantée de Beyrouth, où s'élevaient, au milieu d'immenses magasins, les bâtiments de l'administration, dont elle était en train d'épousseter le plan : Marseille mise aux portes de l'Asie Mineure, la Méditerranée conquise, les nations rapprochées, pacifiées peut-être. Et cette gorge du Carmel, cette aquarelle qu'elle déclouait, ne savait-elle pas, par une lettre récente, que tout un peuple y avait poussé ? Le village de cinq cents habitants, né d'abord autour de la mine en exploitation, était à présent une ville, plusieurs milliers d'âmes, toute une civilisation, des routes, des usines, des écoles, fécondant ce coin mort et sauvage. Puis, c'étaient les tracés, les nivellements et les profils, pour la ligne ferrée de Brousse à Beyrouth par Angora et Alep, une série de grandes feuilles, qu'une à une elle roulait : sans doute, il s'écoulerait des années, avant que les cols du Taurus fussent traversés à toute vapeur ; mais déjà la vie affluait de partout, le sol de l'antique berceau venait d'être ensemencé d'une nouvelle moisson d'hommes, le progrès de demain y grandirait, avec une vigueur de végétation extraordinaire, dans ce merveilleux climat, sous les grands soleils. N'y avait-il pas là le réveil d'un monde, l'humanité élargie et plus heureuse ?