– Vous n'avez pas le droit! Le Dieu de luxe méprise vos façons misérables, vos chaussettes sales, vos caleçons tachés de jaune, vos cols noirs et le tartre de vos dents. Dieu refuse le paradis aux sauces maigres, aux coqs mal garnis, aux haridelles efflanquées, Dieu est un grand cygne d'argent, Dieu est un œil de saphir dans un triangle étincelant, un œil de diamant au fond d'un pot de chambre d'or, Dieu c'est la volupté des carats, les grands mystères platinés, les cent mille bagues des courtisanes de Malampia, Dieu, c'est un cierge éternel, porté par un évêque de velours, Dieu vit dans le métal précieux, les perles liquides, le mercure bouillant, le cristal et l'éther. Dieu vous regarde, bouseux, et il a honte de vous…
Au mot interdit, la foule, et même ceux qui étaient assis se mirent à gronder.
– Assez, curé! Ton spectacle!
Les chaises volaient de plus belle.
– Il a honte de vous! Grossiers, sales, ternes, vous êtes la serpillière du monde, la pomme de terre des potagers du ciel, l'ortie du jardin divin, vous êtes… ouille! ouilleouille!
Une chaise mieux dirigée que les autres venait de décrocher complètement le rideau et l'on aperçut le curé en caleçon qui dansait devant son micro en se tenant le dessus du crâne.
– Le spectacle, curé! hurla la foule d'une seule voix.
– Bon! Ouille! Bon! dit le curé. Voilà! Voilà!
Le bruit s'apaisa aussitôt. Les chaises étaient presque toutes garnies maintenant et les enfants de chœur s'empressèrent autour du curé. L'un d'eux lui tendit un objet brun et rond dans lequel il fourra une main. Même jeu pour l'autre main. Puis le curé revêtit une superbe robe de chambre jaune vif et bondit en boitant sur le ring. Il avait emmené son micro qu'il accrocha au-dessus de sa tête à un fil prévu.
– Aujourd'hui, annonça-t-il sans préambule, je combattrai devant vous en dix reprises de trois minutes, avec vigueur et fermeté, contre le diable!
Il y eut un murmure d'incrédulité dans la foule.
– Ne riez pas! hurla le curé. Que ceux qui ne me croient pas regardent!
Il fit un signe et le sacristain sortit de la coulisse en un éclair. Une violente odeur de soufre se répandit.
– Il y a huit jours, annonça le curé, j'ai découvert ceci: mon sacristain, c'était le diable.
Le sacristain cracha négligemment un assez beau jet de flamme. Malgré sa longue robe de chambre, on voyait très bien les grands poils de ses jambes et ses sabots fourchus.
– Un bravo pour lui! proposa le curé.
Les applaudissements crépitèrent, plutôt mous. Le sacristain parut vexé.
– Quoi pouvait plaire à Dieu, mugit le curé, plus qu'un de ces combats somptueux, qu'excellaient à organiser les empereurs romains, amateurs de luxe par excellence?
– Assez! dit quelqu'un. Du sang!
– Bon! dit le curé. Bon! Oh! Bon! Je n'ajoute qu'une chose. Vous êtes de misérables béotiens.
Il laissa tomber sa robe de chambre; deux enfants de chœur lui servaient de soigneurs; le sacristain n'avait personne. Les enfants de chœur rangèrent la cuvette, le tabouret et la serviette, et le curé mit son protège-dents. Le sacristain dit seulement une parole cabalistique et sa robe de chambre noire prit feu sur lui et disparut dans un nuage de vapeur rouge. Il ricana et se mit à faire un peu de shadow-boxing pour se dégourdir. Le curé était pâle et il amorça un signe de croix. Le sacristain protesta:
– Pas de coups bas avant de commencer, hein, mon curé.
Le troisième enfant de chœur donna un grand coup de marteau sur une bassine de cuivre. Le sacristain qui se tenait dans son coin, près du trident sculpté, s'avança vers le centre du ring. Il y avait eu un ah! de satisfaction au son du gong à confitures.
D'emblée, le diable attaqua, en courts crochets du droit qui perçaient, une fois sur trois, la garde du curé. Ce dernier se montrait cependant possesseur d'un joli jeu de jambes; deux jambes exactement, bien dodues et bien grasses et fort agiles, malgré leur inégalité. Le curé contrait en directs du droit, tentant de tenir son adversaire à distance. Profitant de ce que le diable relevait sa garde pour mieux juger une série au flanc, il doubla un gauche près du cœur et le sacristain jura grossièrement. La foule applaudit. Le curé se rengorgeait déjà, quand il lui arriva un uppercut imprévu en plein dans les mandibules et il encaissa durement. Puis, d'une rapide série de gauches, le diable le marqua à l'œil droit. Il paraissait désireux de donner un échantillon de la variété de ses coups. Des rougeurs commençaient à apparaître sur le corps des deux hommes et le curé soufflait un peu. Comme le sacristain s'accrochait, il lui dit:
– Vade rétro…
Cela fit rire le sacristain qui se tint les côtes, et le curé en profita pour lui en fourrer deux bons en plein museau. Le sang pissa. Presque aussitôt, le coup de gong retentit et les deux adversaires revinrent chacun dans leur coin. Le curé fut aussitôt entouré de ses trois enfants de chœur. La foule applaudissait parce que ça saignait bien. Le diable empoigna un bidon d'essence, but un bon coup et recracha en l'air une belle gerbe fuligineuse qui grilla un peu le fil du micro. La foule applaudit de plus belle. Jacquemort trouvait que le curé se défendait bien, et comme organisateur et comme combattant. Cette idée de faire venir le diable lui paraissait excellente.
Cependant, les petits enfants de chœur bouchonnaient soigneusement le curé. Il ne paraissait pas tellement bien en point et de grosses marques étaient maintenant visibles en divers endroits de son anatomie.
– Deuxième reprise! annonça l'enfant au gong, et ça fît bang!
Cette fois, le diable paraissait décidé à terminer avant la limite. Il attaqua comme un fou sans laisser au curé le temps de souffler. C'était une grêle de coups qui pleuvait, si l'on peut dire qu'une pluie peut grêler. Le curé rompait sans trêve et s'accrocha même une ou deux fois, au grand mécontentement de l'assistance. Et puis, profitant d'une petite interruption, il empoigna à deux mains la tête du sacristain et lui donna un bon coup de genou dans le nez. Le diable rompit à son tour avec un violent glapissement de douleur.
Et d'une seule voix, tous les enfants s'exclamèrent, très contents:
– Il triche! Vive le curé!
– C'est honteux! assurait le diable en se frottant le nez et en donnant tous les signes de la souffrance la plus vive.
Le curé, ravi, se tordait; mais c'était une feinte du diable qui, brusquement, se jeta sur lui et lui assena deux terribles crochets au foie suivis d'un uppercut à la mâchoire, bloqué involontairement par le curé à l'aide de son œil gauche. Lequel se ferma.
Le gong retentit, heureusement pour le curé. Il se rinça plusieurs fois la bouche et se fit assujettir sur l'œil un gros bifteck cru percé d'un trou qui lui aurait permis de voir si son œil en avait encore été capable. Le diable, pendant ce temps, se livrait à diverses facéties qui plaisaient fort: en particulier quand il baissa brusquement son caleçon et montra son derrière à la vieille épicière, il obtint un grand succès.
Au milieu de la troisième reprise, qui s'annonçait encore plus mal pour lui, le curé, traîtreusement, tandis qu'il se garait d'une main, tira le fil du micro qu'il avait truqué. Aussitôt le haut-parleur se décrocha et tomba sur la tête du sacristain qui s'effondra, assommé. Le curé, très fier, fit le tour du ring les poings croisés au-dessus de sa tête.
– Je suis vainqueur par k.o. technique, proclama-t-il. C'est Dieu qui a vaincu en moi, ce Dieu de luxe et de richesse! C'est Dieu! En trois reprises!