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Les hommes s'arrêtèrent au milieu de la pelouse et déposèrent leurs instruments. Puis deux d'entre eux saisirent des pioches et commencèrent à creuser tandis que les apprentis, empoignant de grandes pelles de terrassier plus longues qu'eux déblayaient la terre émiettée. La tranchée s'étendit rapidement. Jacquemort était revenu sur ses pas et considérait cette activité avec circonspection. Les apprentis entassaient la terre sur le bord de la tranchée et la piétinaient vigoureusement pour la durcir en un mur épais et bas.

Lorsque les ouvriers jugèrent le fossé suffisamment profond, ils cessèrent de piocher et sortirent. Ils avaient des gestes lents et leurs vêtements bruns et terreux les faisaient ressembler à de gros coléoptères en train d'enterrer leur progéniture. Les apprentis, eux, continuaient à retirer la terre. Et à la tasser, frénétiques et suants. Chacun recevait une périodique taloche à titre d'encouragement. Pendant ce temps, les trois autres terrassiers partis vers la grille, revenaient, tirant un charreton à bras sur le plateau duquel s'empilaient des rondins en longueur d'un mètre. Ils arrêtèrent le grossier véhicule tout près de la tranchée. Puis ils se mirent à disposer les rondins en travers sur les semelles de terre battue que venaient de préparer les apprentis. Ils les juxtaposèrent soigneusement, jointifs, assenant sur chaque extrémité un vigoureux coup de masse pour tasser l'ensemble. Lorsque l'abri fut terminé, ils empoignèrent à leur tour des pelles, et commencèrent à recouvrir de terre les rondins. Il fit signe à l'un des apprentis et celui-ci s'approcha.

– Qu'est-ce qu'ils font? demanda Jacquemort en lui donnant, malgré sa répugnance, un coup de pied dans les tibias.

– C'est l'abri, dit l'apprenti qui gara sa figure et s'en fut en courant rejoindre ses compagnons. Lesquels ne l'oublièrent pas dans la distribution.

Il n'y avait pas de soleil, ce jour-là, et le ciel plombé luisait d'un éclat livide et désagréable. Jacquemort se sentait un peu frileux mais il voulait voir.

L'abri paraissait terminé. Un par un, les cinq hommes s'engagèrent sur la rampe douce pratiquée à l'une extrémités de la tranchée. Ils tenaient tous les cinq. Les apprentis n'essayèrent même pas de les suivre, connaissant d'avance le résultat d'une tentative de cette sorte.

Les hommes ressortirent. Ils prélevèrent sur le tas d'outils des crocs et des pointes. Les deux apprentis s'activaient autour des réchauds, soufflant la braise de toutes leurs forces. Au commandement du chef d'équipe, ils se hâtèrent de soulever les lourds récipients de tôle brûlante et suivirent les hommes vers le premier arbre. De plus en plus, Jacquemort se sentait inquiet. Ça lui rappelait le jour où on crucifiait sur une porte l'étalon dévergondé.

Au pied d'un haut dattier d'une dizaine de mètres, on déposa le premier réchaud et chacun y fourra un de ses outils. Le second fut installé de la même façon près de l'eucalyptus voisin. Les apprentis se mirent à souffler sur les braises, cette fois avec de gros soufflets de peau sur lesquels ils sautaient à pieds joints. Pendant ce temps, le chef d'équipe collait son oreille, prudemment, au tronc du dattier, de-ci, de-là. Il s'arrêta soudain et fit une marque rouge sur l'écorce. Le plus trapu des quatre bûcherons retira du feu son crochet; un fer de flèche plutôt qu'un vrai crochet, une pointe acérée dont les barbes rouge clair fumaient dans l'air pesant. D'un geste décidé, il s'affermit, prit son élan et harponna le tronc lisse, juste au milieu de la marque rouge. Déjà les apprentis avaient emporté en courant le réchaud, et déjà un de ses camarades répétait le même geste pour l'eucalyptus. Et puis, les deux harponneurs de toute la vitesse de leurs jambes, regagnèrent l'abri et disparurent. Les apprentis se tassèrent à l'entrée, près des réchauds.

La touffe de feuilles du dattier se mit à frémir, imperceptiblement d'abord, puis plus vive, et Jacquemort serra les dents. Une plainte s'élevait, si aiguë et si intense, qu'il faillit se boucher les oreilles. Le tronc du dattier oscillait et, à chaque oscillation, le rythme des cris s'accélérait. La terre, au pied du dattier, se fendit et s'ouvrit. La note impossible vrillait l'air, déchirait les tympans, résonnait dans tout le jardin et semblait se réverbérer sur le plafond bas des nuages. D'un coup, la souche s'arracha du sol et le long fût courbe s'abattit dans la direction de l'abri. Maintenant, il sautait et dansait sur le sol, se rapprochait peu à peu de la tranchée, poussant toujours ce hurlement insupportable. Quelques secondes après, Jacquemort sentit pour la seconde fois, le sol trembler. L'eucalyptus à son tour, s'écroulait. Lui ne criait pas; il haletait comme un soufflet de forge fou et ses branches argentées se tordaient autour de lui, labouraient profondément le sol pour tenter d'atteindre la tranchée.

Le dattier, à ce moment, atteignit l'extrémité du plafond de rondins, et il commença à le marteler avec de grandes contractions tremblantes; mais déjà la clameur diminuait de puissance, et le rythme ralentissait, ralentissait. L'eucalyptus, plus fragile, s'arrêta le premier, seules ses feuilles en lame de poignard grouillaient encore un peu. Les hommes sortirent de la tranchée. Le dattier eut un dernier sursaut. Mais l'homme qu'il visait sauta lestement de côté et lui porta un violent coup de hache. Tout se tut. Seuls de longs frissons parcouraient encore la colonne grise. Avant même que ce soit fini, les bûcherons étaient repartis vers les arbres voisins.

Jacquemort, les pieds rivés à la terre, la tête éperdue et sonnante, les regardait, l'œil fixe. Lorsqu'il vit le harpon pénétrer pour la troisième fois dans le bois tendre, il ne put y tenir, se retourna et s'enfuit vers la falaise. Il courait, courait et l'air vibrait, autour de lui, des rugissements de colère et de douleur du massacre.

XVIII

11 octembre.

Maintenant, il n'y avait plus que le silence. Tous les arbres reposaient sur le sol, racines en l'air, et d'énormes trous criblaient la terre, comme après un bombardement de l'intérieur. De grands abcès vidés, secs, tristes. Les cinq hommes étaient rentrés au village et les deux apprentis devaient débiter les cadavres en bûches et ranger le résultat.

Jacquemort regardait le désastre. Seuls subsistaient quelques taillis d'arbustes et des massifs bas. Il n'y avait plus rien entre ses yeux et le ciel, étrangement nu soudain et sans ombres. Sur la droite, on entendit le claquement d'une serpe. Le plus jeune des deux apprentis passa, traînant une longue scie molle à deux poignées.

Jacquemort soupira et regagna la maison. Il remonta l'escalier. Au premier étage, il tourna vers la chambre des petits. Clémentine, assise, tricotait en leur tenant compagnie. Au fond de la pièce, Noël, Joël et Citroën regardaient des livres d'images en suçant des bonbons. Le sac de bonbons était au milieu d'eux.

Jacquemort entra.

– C'est fini, dit-il. Ils sont abattus.

– Ah! tant mieux, dit Clémentine. Je serai tellement plus tranquille.

– C'est tout ce que vous avez fait? dit Jacquemort. Malgré ce bruit?

– Je n'ai guère fait attention. Je suppose qu'il est normal que les arbres fassent du bruit en tombant.

– Bien sûr…, dit Jacquemort. Il regarda les enfants.

– Vous les gardez? Ça fait trois jours qu'ils ne sortent pas. Ils ne risquent plus rien, vous savez!