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XXIII

67 novrier.

– Viens regarder, dit Citroën à Joël. Il avait le premier réagi aux bruits qui s'élevaient en provenance de la grille.

– Ça m'ennuie de venir, dit Joël. Maman ne sera pas contente, et elle pleurera encore.

Citroën essaya de l'ébranler.

– Tu ne risques rien, dit-il.

– Si. Quand elle pleure, dit Joël, elle vous embrasse avec la figure mouillée. C'est dégoûtant. C'est chaud.

– Moi, ça m'est égal, dit Noël.

– De toute façon, qu'est-ce qu'elle fera? dit Citroën:

– Je ne veux pas lui faire de peine, dit Joël.

– Ça ne lui fait pas de peine, dit Citroën, ça l'amuse de pleurer et de nous prendre dans ses bras, et de nous embrasser.

Ils s'éloignèrent, Noël et Citroën se tenant par le cou. Joël les regardait. Clémentine interdisait que l'on approche des ouvriers pendant la durée de leur travail. Certes.

Mais d'habitude, à cette heure-là, elle s'affaire dans la cuisine et le bruit des fritures et celui des casseroles l'empêchent d'avoir l'oreille tendue ailleurs; et, au fond, ce n'est pas très mal d'aller voir les ouvriers si on ne leur parle pas, après tout. Qu'est-ce qu'ils sont en train de fabriquer, Noël et Citroën?

Joël, pour changer du vol, se mit à courir afin de rattraper les deux autres, si vite qu'au tournant de l'allée il dérapa sur le gravier et faillit choir. Il reprit son équilibre et repartit. Il riait tout seul. Voilà qu'il ne savait plus marcher.

Citroën et Noël, les bras ballants, étaient debout côte à côte, et là où aurait dû, à un mètre près, se dresser le mur du jardin et la grande grille d'or, Citroën et Noël, un peu étonnés, faisaient face au vide.

– Où est-il? demanda Noël. Où est le mur?

– Je ne sais pas, murmura Citroën.

Rien. Un vide clair. Une absence totale, subite et nette comme tranchée au rasoir, se dressait devant eux. Le ciel était plus haut. Joël, intrigué, s'approcha de Noël.

– Qu'est-ce qui est arrivé? demanda-t-il. Les ouvriers ont emmené le vieux mur?

– Sûrement, dit Noël.

– Il n'y a plus rien, dit Joël.

– Qu'est-ce que c'est? dit Citroën. Qu'est-ce qu'ils ont donc fait? Ça n'a pas de couleur. C'est pas blanc. C'est pas noir, c'est en quoi?

Il s'avança.

– Touche pas, dit Noël. Touche pas, Citroën. Citroën hésitait et tendit la main, mais il s'arrêta avant d'atteindre le vide.

– J'ose pas, dit-il.

– On ne voit plus rien là où il y avait la grille, dit Joël. Avant, on voyait le chemin et un coin des champs, tu te rappelles. Maintenant, c'est tout vide.

– C'est comme quand on a les yeux fermés, dit Citroën. Et pourtant on a les yeux ouverts, il n'y a plus que le jardin qu'on voit.

– C'est comme si le jardin était notre œil, dit Noël, et si ça, c'étaient les paupières. C'est pas noir et c'est pas blanc et il n'y a pas de couleurs, juste rien. C'est un mur de rien.

– Oui, dit Citroën, c'est sûrement ça. Elle a fait construire un mur de rien pour qu'on ne puisse pas avoir envie de sortir du jardin. Comme ça, tout ce qui n'est pas le jardin c'est rien et on ne peut pas y aller.

– Mais, dit Noël, il n'y a plus rien d'autre? Il n'y a plus que le ciel?

– Ça nous suffit, dit Citroën.

– Je ne croyais pas qu'ils avaient déjà fini, dit Joël. On les entendait donner les coups de marteau et parler. Je croyais qu'on allait les voir travailler. Moi ça ne m'amuse pas. Je vais voir maman.

– Peut-être qu'ils n'ont pas fini tout le mur? dit Noël.

– Allons voir, dit Citroën.

Noël et Citroën, plantant là leur frère, partirent le long du sentier qui longeait le mur, du temps que le mur existait, et qui maintenant, formait le chemin de ronde de leur nouvel univers fermé. Ils volaient très vite, au ras du sol, filant sous les branches basses.

Lorsqu'ils arrivèrent près du côté de la falaise, Citroën s'arrêta net. Il y avait devant eux un long pan de mur primitif, avec ses pierres et ses plantes grimpantes qui garnissaient le chaperon d'un couronnement vert bruissant d'insectes.

– Le mur! dit Citroën.

– Oh! dit Noël. Regarde! On ne voit plus le haut. Lentement, la surface disparut, comme escamotée.

– Ils le descendent devant, dit Citroën. Ils sont en train de descendre le dernier morceau devant. On ne le verra plus du tout.

– On ira de l'autre côté, dit Noël, si on veut.

– Oh! dit Citroën, on n'a pas besoin de le voir. De toute façon, on s'amuse mieux avec les oiseaux, maintenant.

Noël se tut. jl était d'accord et ceci se passait de commentaires. A son tour, le bas du mur céda la place à l'invisible. Ils entendirent les commandements du chef d'équipe et des coups de marteau et puis le silence ouaté.

Des pas pressés résonnèrent sur le chantier. Citroën se retourna. Clémentine, suivie de Joël, arrivait.

– Citroën, Noël, venez, mes petits. Maman a fait un bon gâteau pour le goûter. Allez, allez! Celui qui vient m'embrasser le premier aura le plus gros morceau.

Citroën resta sur le sentier. Noël lui fit un clin d'œil et se précipita dans les bras de Clémentine en feignant la terreur. Elle le serra contre elle.

– Qu'est-ce qu'il y a, mon bébé? Il a l'air tout triste. Qu'est-ce qui le taquine?

– J'ai peur, murmura Noël. Y a plus de mur.

Citroën avait envie de rire. Quel comédien, son frère!

Joël, un bonbon dans la bouche, rassura Noël.

– C'est rien du tout, dit-il. Moi j'ai pas peur. C'est juste un mur plus joli que l'autre, pour qu'on soit mieux dans le jardin.

– Mon chéri! dit Clémentine, embrassant Noël avec passion. Tu crois donc que maman pourrait faire quelque chose qui te fasse peur? Allez! venez goûter bien gentiment.

Elle fit un sourire à Citroën. Il vit que sa bouche tremblait et il fit non, de la tête. Quand elle commença à pleurer, il la regarda avec curiosité. Et puis, haussant les épaules, il s'approcha enfin. Elle l'étreignit convulsivement

– Méchant! dit Joël. Tu as encore fait pleurer maman. Il lui donna un bon coup de coude.

– Mais non, dit Clémentine.

Elle avait la voix mouillée de larmes.

– Il n'est pas méchant. Vous êtes tous gentils et vous êtes tous les trois mes poulets. Allez, allez, venez voir le beau gâteau. Allons!

Joël se mit à courir, suivi de Noël. Clémentine prit Citroën par la main et l'entraîna. Il suivit le mouvement, le regard un peu dur; il n'aimait pas la main crispée sur son poignet; ça le mettait mal à l'aise. Il n'aimait pas les larmes non plus. Une sorte de pitié le forçait à rester contre elle, mais cette pitié lui faisait honte, le gênait, comme le jour où en entrant sans frapper dans la chambre de la bonne il l'avait trouvée nue devant une cuvette avec plein de poils sur le ventre et une serviette rouge à la main.

XXIV

79 décars.

Plus d'arbres, pensait Clémentine. Plus d'arbres, une grille de qualité. Ce sont deux choses. Deux choses infimes, certes, mais riches de conséquences possibles. Un nombre considérable d'accidents de toute sorte se trouvent d'ores et déjà relégués au domaine de l'éventuel mort. Ils sont beaux, ils grandissent, ils ont bonne mine. C'est l'eau bouillie, et les mille précautions prises. Et comment se porteraient-ils mal, puisque je me réserve le mal? Mais il ne faut jamais relâcher sa vigilance, il faut continuer. Continuer. Il reste tant de dangers! Ceux de l'altitude et de l'espace supprimés, il subsiste ceux du sol. Le sol. Pourriture, microbes, souillures, tout vient du sol. Isoler le sol. Relier entre eux les côtés du mur par un plancher aussi étanche aux risques. Ces murs merveilleux, ces murs d'absence, ces murs auxquels on ne peut se heurter, mais qui limitent de façon idéale. Qui limitent à l'état pur. Un sol analogue, un sol annihilant le sol. Il leur resterait le ciel à regarder… et le ciel a si peu d'importance. Certes, bien des malheurs peuvent fondre sur eux, venus d'en haut. Mais sans vouloir minimiser les risques immenses du ciel, on peut admettre – et je ne crois pas être une mauvaise mère en me laissant aller – oh! tout théoriquement – à l'admettre, que par ordre de danger croissant, le ciel vient en dernier. Mais le sol.