Dame Brigitte parut émue.
— Le nom de ce navire ? balbutia-t-elle.
— Le Skobeleff.
Dame Brigitte ne répondait pas, mais elle se leva précipitamment, quitta le voisinage de la grande cheminée devant laquelle elle était assise, trottina jusqu’à une fenêtre, l’ouvrit toute grande, en poussait les volets. Un nuage de brouillard pénétrait dans la pièce, mais la vieille châtelaine du manoir de Kergollen ne paraissait pas s’en apercevoir. Elle appela M. Ellis Marshall et avec précipitation, comme si elle eût été désireuse de changer le thème de la conversation, elle déclara :
— Je vous disais que la pointe Saint-Mathieu était à trois cents mètres d’ici. Oui, le manoir de Kergollen est construit au sommet de la falaise. D’ailleurs, poursuivait-elle, prêtez un instant l’oreille, et vous entendrez le bruit de la mer qui se brise sur les récifs de la pointe.
À cette clameur immense des flots semblait s’en mêler une autre, plus étrange encore, plus vague. C’était comme des voix, des plaintes et des cris, des grognements qui retentissaient, nets et précis, par intervalles irréguliers. On croyait percevoir aussi un son de cloches et par moments la sirène d’un navire.
— Fichu temps, dit Ellis Marshall, pour dissimuler le léger trouble qu’il éprouvait.
Mais la vieille dame, d’une main tremblante, lui imposa silence :
— Écoutez, écoutez encore.
— Le Skobeleff, murmura enfin Sonia Danidoff, n’est-ce pas le bruit d’une sirène ? d’un navire en détresse que nous entendons ?
La princesse russe avait à peine prononcé ces mots, que la vieille dame joignait les mains, puis soudain, elle rentra dans la pièce et elle appela :
— Jean-Marie.
Au bout de quelques instants, un pas lourd de sabots se fit entendre sur les dalles de pierre, la porte donnant dans la salle à manger s’ouvrit, un homme apparut.
C’était un gaillard solide, à la barbe hirsute, aux yeux noirs, étincelants, dissimulés sous des sourcils touffus et trop longs.
— Jean-Marie, demanda la vieille dame, quels sont ces bruits sur la côte ?
— Ça doit être un navire qui ne reconnaît pas sa route ; le phare n’éclaire pas cette nuit.
La vieille dame parut alarmée :
— Jean-Marie, fit-elle, j’ai peur. Ne quittez pas la maison, vérifiez bien les fermetures.
L’homme hocha la tête affirmativement, puis quelques instants après, il se retirait sans mot dire.
La petite bonne, à son tour, fit sa réapparition. Elle annonça que les chambres étaient prêtes, que ce monsieur et cette dame pouvaient gagner leurs appartements.
***
Jean-Marie cependant, une fois dame Brigitte remontée dans son appartement, avait recouvert de cendres le feu qui brûlait dans le foyer de la grande cheminée de la salle à manger, puis il avait éteint les lampes du vestibule.
D’un ton bourru, il avait ordonné à la petite bonne de regagner sa chambre. Alors, le colosse resta seul au rez-de-chaussée. Pour faire croire qu’il accomplissait soigneusement la besogne dont il avait été chargé, Jean-Marie fit tourner pênes et clés. Mais, à un moment donné, alors qu’il vérifiait une petite porte, au lieu de la clore de l’intérieur, il sortit de la maison et tourna la clef du dehors.
Dehors, Jean-Marie fonça dans la nuit noire, en direction de la falaise.
Au bout de vingt minutes, il s’arrêta net. Il était à proximité d’une roche qui surmontait la falaise ; il entendait un murmure confus de voix :
— Qui va là ? cria quelqu’un.
Jean-Marie répondit :
— C’est moi l’Équarisseur…
À peine avait-il donné ce nom étrange, que deux ou trois hommes surgissaient de derrière les rochers et s’approchèrent de lui :
— Alors, fit l’un d’eux, ça colle, mon poteau, tu as pu te débiner ?
— Et comment ! répliqua Jean-Marie, dont l’attitude et l’aspect devenaient tout autre, j’étais assez curieux de savoir ce que tu pouvais venir faire ici, mon vieux Bedeau avec toute la bande.
— C’est vrai qu’on est au complet. Montrez vos blairs, vous autres, ayez donc pas la trouille, c’est l’copain Jean-Marie, c’est l’Équarisseur qui vient de s’amener. Faut croire qu’il nous sera utile, c’est un gars du patelin, il doit connaître le nouveau métier que nous allons faire. Et toi, d’abord, sa payse, va-t’en lui donner un bécot.
Le Bedeau, qui paraissait être le chef de cette bande étrange, adressait ces dernières paroles à une fille très brune, au regard farouche, à l’allure décidée.
C’était une jeune pierreuse qui, depuis six mois seulement, fréquentait cette bande d’apaches à Paris. Elle avait été ramenée là et débauchée par Jean-Marie, c’était une fille d’Ouessant, qui répondait au sobriquet de « Fleur de Rogue ». Elle eut un regard singulier, dont on ne pouvait préciser la nature, s’approcha lentement, souple et lascive, de Jean-Marie, lui noua ses bras bronzés autour du cou et se laissa étreindre.
Mais Jean-Marie, dernier venu ce soir-là, avait encore d’autres politesses à faire. Il salua rapidement d’une poignée de main un grand diable efflanqué :
— Comment, Œil-de-Bœuf, tu en es aussi ? Tu n’as donc plus les foies tricolores ?
— Bon sang grommela l’individu, répondant à ce pittoresque sobriquet, je les ai jamais eus comme tu dis, les foies, mais il y aurait de quoi ma parole, dans ce sacré pays de malheur, ousqu’il n’y a seulement pas un bistro d’ouvert.
— Un bistro d’ouvert, voilà, s’écria d’une voix aigre une grosse femme à la face enluminée.
C’était la mère Toulouche, libérée le mois précédent, qui était aussitôt rentrée dans la bande et plus serviable que jamais, s’en était constituée la cantinière.
La mère Toulouche tendit alors à Œil-de-Bœuf une petite gourde remplie d’alcool, sur laquelle l’apache se précipita.
Cependant, il s’arrêta, Œil-de-Bœuf connaissait les usages, savait qu’il lui restait une présentation à faire :
— Écoute voir, Jean-Marie, disait-il, voilà au moins une saison qu’on ne t’a pas vu, que je te présente ma famille.
Œil-de-Bœuf empoigna par l’épaule une petite blonde, frêle et menue, sordidement vêtue, qui esquissait en regardant l’équarrisseur une vilaine grimace.
Œil-de-Bœuf, d’un coup de pied dans les reins la redressa. Il la lançait à Jean-Marie :
— Voilà ma nouvelle femme, c’est Loulou Planche-à-Pain, et comme tu vois elle n’a pas volé son surnom.
Le Bedeau, cependant, avait attiré Jean-Marie à l’écart :
— Alors, ça t’épate, fit-il, de nous voir par ici. Tu y es bien toi-même.
— Moi, déclara Jean-Marie, je suis domestique dans un château, et puis tu sais bien qu’après ma dernière affaire il valait mieux que je quitte un peu Paris. Mais vous autres ?
— Nous autres, déclara le Bedeau, on a reçu des ordres.
— Des ordres, de qui ?
— Des ordres de quelqu’un, faut croire, et de quelqu’un de bien, il y avait du pèze à la clef. On nous a dit de venir une douzaine de costauds jusqu’ici en s’amenant par le grand frère, séparément ou par couple ne dépassant pas deux, histoire de ne pas se faire remarquer. Paraît qu’on n’a plus qu’à attendre maintenant, que c’est pour cette nuit.
— Mais quoi donc ? fit Jean-Marie.
— Mon pauvre Équarisseur, fit le Bedeau, d’un ton de commisération profonde, on voit que ça t’abrutit de faire le larbin à la campagne, tu es plus innocent que l’enfant qui vient de naître. Si l’on est ici sur la côte, il faut croire qu’on va avoir du turbin dans ce voisinage. On m’a expliqué comme ça tout à l’heure qu’il y a un certain navire dont on entend gueuler la sirène, qui va venir se foutre le nez dans les cailloux, juste en dessous de nous, alors on va pouvoir s’occuper, paraît qu’il y en a pour de l’argent dans ce machin-là. Enfin si tu comprends tant mieux, et si tu comprends pas, tant pis. Toujours est-il que nous autres on se contente d’obéir, il y en a d’autres dont c’est le métier, qui s’occupent un peu plus loin de faire tromper de route à la coquille de noix en baladant des lanternes au bout de leurs bâtons sur la falaise ; ceux-là, c’est des spécialistes de par ici qui avaient certainement le mot d’ordre, quand on est arrivés, ils nous ont reconnus sans qu’on se connaisse. On les laisse donc faire, on se contente, nous autres, de jouer à cache-cache avec les douaniers, rapport à ce que ces gars-là sont curieux et qu’ils ont toujours de la mitraille dans la culasse de leur flingot.