Mais, soudain, Jean-Marie fit un brusque écart, et se dissimula derrière un tronc d’arbre. Il venait de voir sortir de la propriété, un homme en uniforme.
Or, la seule vue de l’uniforme troublait toujours l’énigmatique jardinier du manoir de Kergollen.
L’uniforme était sombre, orné d’un galon d’or, la tenue d’un officier de marine : ce doit être un naufragé du Skobeleff, se dit l’amant de Fleur-de-Rogue.
Visiblement, l’officier russe cherchait à passer inaperçu.
C’était un tout jeune homme de dix-huit à vingt ans au plus. Son visage imberbe était d’une beauté régulière, il avait un teint de pêche, encore qu’un peu hâlé par l’air de la mer.
Curieux de sa nature, Jean-Marie remit à plus tard le moment de rentrer au manoir et suivit des yeux la promenade hésitante de l’officier. Celui-ci portait sous le bras un gros paquet de linge. Pourquoi ?
Après plusieurs allées et venues incertaines, il finit cependant par pénétrer dans une chaumière en ruines, isolée au milieu de la falaise.
Jean-Marie hésitait à s’approcher de cette masure, car il lui aurait fallu traverser un terrain dénudé.
Mais, de loin, il attendait, se disant que l’officier, sans doute, ne tarderait pas à sortir.
Au bout d’un quart d’heure, quelqu’un sortit de la cabane. Mais ce n’était plus un officier ni même un homme, c’était une femme.
La femme disparut, on ne vit plus d’officier, et Jean-Marie ne conserva que le souvenir d’une jupe, celle de la petite Naick, servante de Dame Brigitte.
Mais il était temps de regagner le manoir.
À peine, toutefois, Jean-Marie eut-il disparu derrière un repli de terrain que du côté opposé à la falaise arrivait un homme marchant à grands pas. Vêtu de noir, sur ses épaules un long manteau drapé à l’espagnole. Le visage dissimulé sous un grand feutre noir, et quiconque aurait vu se profiler sur l’horizon cette silhouette imposante, n’aurait pu retenir un cri d’effroi. Cet homme ne pouvait être que Fantômas.
L’insaisissable bandit s’était-il donc échappé du naufrage du Skobeleff ?
Ses vêtements étaient secs et propres. Le monstre avait donc dans le voisinage un asile secret, un domicile ignoré de tous, où il avait pu, alors que ses compagnons se débattaient dans les flots, prendre quelque repos et réconfort ?
Fantômas, sans souci de se faire apercevoir ou remarquer, longea le bord de la falaise, souriant. C’est que Fantômas pensait que parmi ces morts, ainsi ballottés au gré des flots, se trouvaient ses deux implacables ennemis : Juve et Jérôme Fandor.
Fantômas, cependant ramassait quelque chose et le considérait avec anxiété. C’était une casquette d’officier, la coiffure d’un aspirant de marine.
Qu’était-il donc advenu d’Hélène ? La malheureuse jeune fille dont Fantômas n’avait plus de nouvelles depuis l’explosion du navire avait-elle péri dans les flots ?
— Ah, si cela était, gronda Fantômas.
Et le bandit serrait le poing, menaçant de sa terrible vengeance quelque invisible ennemi. Mais non, et il poussa un cri de joie. Il venait de retrouver les restes de l’uniforme, et dès lors la lumière avait jailli : sa fille était sauvée. C’était elle qui avait volontairement abandonné ce costume compromettant pour son sexe, elle avait dû trouver d’autres vêtements, puis, toujours désireuse de fuir son père, elle avait disparu encore. Mais que lui importait ? Le bandit songeait :
— Quoi qu’elle fasse, je l’aiderai malgré elle, je la protégerai contre ses adversaires, je lui faciliterai la disparition qu’elle médite évidemment.
Fantômas se disait que si, d’aventure, les gendarmes que l’on avait dû réclamer d’urgence à la brigade allaient découvrir cet uniforme, ils s’inquiéteraient d’en trouver le propriétaire. Il fallait donner à ses vêtements déchiquetés déjà, par les rochers, saturés d’eau de mer, un possesseur, un propriétaire nouveau.
Le bandit, avec une agilité surprenante, descendit jusqu’au fond de l’abîme, et là, ainsi qu’un vautour, il examinait les morts, il chercha parmi eux un corps jeune et mince qu’il pût, sans difficultés, revêtir de l’uniforme abandonné par Hélène. Bientôt Fantômas avisa un cadavre de mousse, que les rochers et la mer, en se le disputant avec fureur avaient dépouillé de ses effets. Sans souci du sacrilège qu’il commettait, Fantômas, par les cheveux, attirait le cadavre sur le sable. Avec des gestes hâtifs et brutaux, il le glissa dans l’uniforme d’aspirant de marine.
Satisfait de son œuvre, Fantômas attira le mort à terre, le plaça bien en évidence au sommet d’un rocher, à l’abri, sinon des oiseaux de proie, du moins des caresses traîtresses de la vague en furie. Il s’en allait enfin, l’ignoble bandit, puis revint soudain, un pli soucieux marquant son front.
Il avait oublié quelque chose. Le visage de cet enfant, surpris en plein sommeil par la mort implacable, n’était nullement défiguré. Dès lors quand, avec la police, les survivants du Skobeleff, feraient le dénombrement des victimes, il pourrait se trouver quelqu’un qui reconnaîtrait un simple mousse sous l’uniforme de l’officier.
Le Roi du crime s’empara d’une lourde pierre, puis, de toute la vigueur de son bras, lâcha le quartier de roche sur le crâne du trépassé. Les os volèrent en éclat, les chairs du visage s’arrachèrent, se transformèrent instantanément en une bouillie informe et sanguinolente, et, Fantômas satisfait regarda son œuvre. Nul ne reconnaîtrait plus jamais le cadavre défiguré, et lui-même, si le hasard des circonstances et sa volonté téméraire l’y engageait, pourrait venir témoigner que le corps du mutilé était celui de l’aspirant de marine, du secrétaire particulier de l’énigmatique Commandant.
Il y avait à peine une demi-heure que Fantômas s’était retiré, que le monstre avait disparu du sombre théâtre de son dernier sacrilège, qu’un couple s’avançait lentement, avec une extrême prudence, dans le voisinage du roc sur lequel gisait le cadavre mutilé du mousse.
C’étaient deux membres de la bande, qu’un chef énigmatique et généreux avait fait venir de Belleville sur la côte bretonne deux jours auparavant en les alléchant par l’appât d’une excellente affaire. L’homme était Œil-de-Bœuf, elle Loulou Planche-à-Pain.
Œil-de-Bœuf était d’une humeur massacrante et s’en prenait à Loulou.
— Tâche donc de grouiller, grognait-il, salope, tu n’es pas foutue de marcher plus vite que ça, des fois qu’on resterait encore à radiner deux ou trois plombes dans ce potager, sûr qu’on se ferait poisser par les flics.
— J’peux plus, j’peux plus, geignait la fille, j’comprends qu’il faut s’barrer, mais tant qu’à faire, si faut cavaler encore des heures comme ça, j’aime mieux crever sur place.
Et la pierreuse poussa un cri de douleur.
Sans la moindre pitié, Œil-de-Bœuf, de sa large main, l’avait empoignée sous le bras, la forçant à courir sur une crête de rocher. La malheureuse chancela, tomba, demeura couchée par terre. Un coup de pied la releva, une bourrade entre les deux épaules l’obligea à poursuivre sa marche, en dépit d’elle-même, en dépit de tout.
— Cavale, Planche-à-Pain, hurlait Œil-de-Bœuf, sans ça je te broie.
La colère d’Œil-de-Bœuf semblait d’ailleurs augmenter à chaque mètre :
— Si seulement, grommela-t-il, on s’était calé les joues dans cette affaire-là, y aurait trop rien à dire, mais nibe de braise, rien à faire avec tous ces macchabées, on a eu beau les retourner sens dessus dessous, ils étaient plus fauchés que les blés en septembre. Ah malheur de malheur. Qu’est-ce que je m’en vas y raconter au Bedeau quand on se retrouvera.
Œil-de-Bœuf fut interrompu dans ses lamentations, par un cri strident, qui s’échappait des lèvres pâles et gercées par le froid de son infortunée compagne. Surmontant sa faiblesse, et animée d’une vigueur nouvelle, Loulou Planche-à-Pain tendait le bras en direction d’un gros rocher, qu’elle surplombait de toute sa hauteur.
— Là qu’est-ce que c’est ? Encore un macchabée, mais il est couvert de sang.
Œil-de-Bœuf se rapprocha, il regarda, lui aussi, mais lui, il n’avait pas peur. L’apache était habitué à ces horribles spectacles. Au surplus des lueurs de cupidité s’allumaient dans son œil.