— Comment qu’il a l’air cossu, dit-il à Loulou, c’est un galonné celui-là. Jusqu’à présent, j’ai rencontré que des purées, des marins sans grade, des rien du tout quoi. Probable que celui-là, doit être plein aux as.
Œil-de-Bœuf eut un mouvement instinctif, celui de se précipiter sur le rocher, où reposait le cadavre ensanglanté. Loulou s’efforça de le retenir.
— Que vas-tu faire ?
Mais l’apache la repoussa brutalement.
— Comment que je m’en vas lui faire passer la visite de l’octroi, histoire de savoir s’il n’a pas sur lui de la marchandise de contrebande.
Œil-de-Bœuf grimpa sur la roche et, sans souci des taches de sang là où il plongeait les mains, il se hissa à côté du mort.
Puis, prenant son couteau, l’apache fendit les vêtements, visita les poches, poussant des rugissements de triomphe dès qu’il y trouvait une pièce d’or, même quelque menue monnaie. Loulou Planche-à-Pain avait chancelé, perdu l’équilibre. L’infortunée était tombée en arrière, elle gisait désormais sans connaissance, évanouie, dissimulée, perdue dans l’anfractuosité humide et froide d’un rocher découvert à marée basse.
Œil-de-Bœuf, cependant, poursuivait sa sinistre besogne. Il était si occupé à dépouiller le cadavre qu’il ne put entendre le bruit des pas autour de lui.
Et soudain, quelques claquements secs retentirent autour du rocher sur lequel il était juché : l’apache releva la tête.
— Nom de Dieu, jura-t-il, je suis fait.
Tout autour d’Œil-de-Bœuf, avaient surgi une dizaine d’hommes armés qui braquaient sur lui leur revolver. C’étaient des gendarmes, auxquels s’étaient adjoints les douaniers, armés de fusils.
Une voix s’éleva :
— Rends-toi. Tu as dix secondes, sans quoi nous tirons.
— Bon, grommela Œil-de-Bœuf, on y va, ne vous faites pas de mauvais sang. Plus souvent, grommela le bandit, que je me laisserai descendre par ces feignants.
Œil-de-Bœuf résigné, descendit lentement, se laissant glisser le long du rocher.
En vain jeta-t-il un coup d’œil furtif pour voir s’il ne pourrait pas profiter d’un moment d’inattention, d’une circonstance fortuite pour échapper à la surveillance dont il était l’objet. Rien à faire, vingt-cinq armes étaient braquées sur lui. De quelque côté qu’il se dirigeât, c’était la fusillade irrémédiable et certaine.
— Me v’là, qu’est-ce qu’il y a pour vot’ service, Messieurs, dames.
Cependant que deux gendarmes s’emparaient du bandit, et lui passaient les menottes, le brigadier s’approcha :
— Votre nom ?
— Œil-de-Bœuf.
— Ce n’est pas un nom. Comment vous appelez-vous ?
— J’vous dis, répéta l’apache, que j’m’appelle Œil-de-Bœuf, j’suis enfant trouvé, paraît que je suis tombé d’une fenêtre.
— D’où venez-vous ?
— De Pantruche.
— De quoi ?
— Excusez-moi, j’ai pas l’habitude de causer à des flics de province. Pantruche ça se trouve sur les bords de la Seine, entre Saint-Denis et Montrouge.
— C’est bon je vous mets en état d’arrestation.
— Vraiment, voilà déjà cinq minutes que vous m’avez passé les menottes, je commençais bien à m’en douter.
Les douaniers cependant se consultaient avec les gendarmes :
— Nous allons, dit le sergent des douaniers, continuer nos recherches le long de la côte. Qu’est-ce que vous faites de ce gaillard-là ?
— Je vais détacher deux hommes et le faire conduire immédiatement, non pas au poste de la pointe Saint-Mathieu comme les autres, mais à la prison de Brest.
Et le brigadier désignant Œil-de-Bœuf, ajouta :
— Voyez ces mains rouges, ces taches de sang. Son affaire est claire, il est inculpé d’assassinat.
— Ah, mais nom de Dieu, pas de blague, fit Œil-de-Bœuf, faudrait voir à ne pas m’en coller sur le dos, plus que ma brouette ne peut en charrier : mettons que j’aie visité le pante, histoire de savoir s’il avait du pèze. Quant à ce qui est de l’avoir refroidi, la gueuse et les cailloux s’en sont bien chargés tout seuls. Non, très peu, d’avoir zigouillé le mec, au revoir, messieurs.
— Inutile de nier. Nous savons ce que nous disons. Il se peut que ce malheureux officier ne vous ait pas opposé une bien grande résistance, mais tout nous prouve que c’est vous qui l’avez assassiné. Au surplus, le juge d’instruction appréciera.
— Ah, nom de Dieu, tas de vaches, vaches que vous êtes, hurla Œil-de-Bœuf au comble de l’exaspération.
Mais, décidément, le brigadier ne se laissait pas intimider. Il choisit deux robustes gaillards parmi ses hommes.
— Je vous le confie. Vous savez les ordres. S’il fait du tapage, un bâillon, s’il résiste, le cabriolet, et s’il n’est pas content avec ça, s’il essaie de s’échapper, deux balles dans la peau.
Le brigadier se penchant vers le sergent de douane, d’un air entendu :
— On a reçu des ordres ce matin, liberté pleine et entière pour traiter cette racaille comme elle le mérite. Je ne regrette qu’une chose, c’est qu’on ne l’ait pas démoli tout de suite, ça ferait moins d’histoires, et il y en aurait un de moins.
— Bougre de bougre, pensa Œil-de-Bœuf, lançant un regard mauvais au brigadier, cette brute-là n’a pas l’air de vouloir rigoler. Eh bien, on va tâcher de faire son petit saint Jean. C’est égal, inculpé d’assassinat, alors que j’ai simplement retourné les poches à un macchabée c’est raide ! Je trouve qu’il cherre dans le mastic, ce brigadier de malheur.
Quelques minutes plus tard, les deux gendarmes entraînaient leur prisonnier. La petite troupe des douaniers conduite par le sergent et le brigadier, continuait ses recherches. Nul ne s’était aperçu de la disparition de Loulou Planche-à-Pain, et, Œil-de-Bœuf, depuis qu’il savait qu’on allait le conduire à la prison de Brest, était bien le dernier à s’en préoccuper.
***
Cependant, cette sinistre matinée s’achevait par une victoire relative des autorités.
Non seulement on avait appréhendé l’individu qu’on allait inculper d’assassinat, mais encore dans le poste du phare de la pointe Saint-Mathieu, on gardait à vue, baïonnette au canon, une demi-douzaine de rôdeurs mal réputés sur la côte, puis des apaches parisiens, qui n’étaient autres que le Barbu, Carfoux, Rouquinot, enfin la mère Toulouche, qui se lamentait à l’idée qu’après avoir passé quatre ans dans une maison centrale, elle retombait après quinze jours de liberté aux mains de la justice de son pays, qui, disait-elle avait toujours manqué d’égards pour ses cheveux blancs, et ne s’était jamais montrée très tendre pour l’excellente personne qu’elle était.
7 – QUATRE JOURS DE VOYAGE
Dans une chambre proprette, toute tapissée d’un grand papier à fleurs, dont les fenêtres étaient closes par un rideau de cretonne à grands ramages qui tamisait mal le jour, Fandor venait d’ouvrir les yeux. Le journaliste était rompu. Après une nuit mouvementée comme celle qu’il avait vécue, il avait d’ailleurs bien le droit d’être fatigué et il allait s’accorder l’autorisation de demeurer encore un peu au lit, à demi sommeillant, à demi éveillé, lorsque la voix de Juve vint le tirer de sa torpeur.
— Café ou chocolat ? Qu’est-ce que tu désires, Fandor ?
Fandor se redressa, se pencha, regarda sur le lit voisin Juve qui, assis, achevait de s’habiller en laçant ses bottines.
— Café ou chocolat, répéta le journaliste, vous en avez de bonnes, Juve. Ah ça, vous imaginez-vous, par exemple, que nous sommes à l’hôtel Continental ?
— Non, Fandor, nous sommes à l’hôtel de Brest.
— Justement, et les petits déjeuners sont uniformes. D’ailleurs vous connaissez mes goûts, Juve : ni café, ni chocolat, passez-moi une cigarette.
Le policier obtempéra au désir du jeune homme et Fandor ayant allumé l’indispensable rouleau de tabac, fuma béatement et se sentit peu à peu envahi d’une douce satisfaction.