En vain, Fantômas avait exploré les coins et les recoins de ce rocher dentelé qui comportait mille cavités : pas de portefeuille. Hélène devait avoir été jouée par Juve et Fandor.
Il ne pouvait admettre que ce portefeuille, Hélène ne l’avait dissimulé que pour permettre à Juve et à Fandor de le retrouver.
Cela Fantômas ne pouvait, ne voulait pas le croire, et cependant…
Fantômas s’enfonçait dans l’obscurité créée par l’ombrage des chênes majestueux, il serra les poings, grommela :
— J’en aurai le cœur net, car il faut que je sache.
Puis il ajouta, comme s’il se donnait un ordre :
— En tout cas, Juve et Fandor ne doivent pas arriver à Paris, s’ils sont possesseurs du portefeuille. Or, j’ai le pressentiment, la conviction que ce document est désormais entre leurs mains.
Et le bandit ajouta avec un ricanement féroce :
— Pas pour longtemps.
9 – LA CHAMBRE DE FORCE
Le brigadier et le gendarme décidèrent de boire un pichet de cidre.
— Hue, Blanche Étoile, commença le brigadier.
— Hue, Fleur de Mai, dit son compagnon.
Blanche Étoile et Fleur de Mai, qui étaient de braves bêtes, prirent le trot, un trot pas pressé, d’ailleurs, car, dans la gendarmerie, surtout en service commandé, on a toujours le temps, et de la sorte, dans un grand cliquetis d’armes, dans le martèlement du sabot de leurs chevaux, soulevant une épaisse poussière, reluisants à tous les rayons du soleil grâce à leurs boutons de cuivre astiqués, à tout leur harnachement voyant, les policiers – car les gendarmes sont des policiers – gagnèrent le cabaret des Trois-Écus, signalant leur présence d’une lieue à la ronde à tous ceux que, par devoir, ils devaient s’efforcer de surprendre en flagrant délit.
***
— Dis donc, camarade, qu’est-ce que tu dirais d’un verre de rouge ?
— Merci, vieux, je préférerais une croûte de fromage et du pain.
— L’un ne va pas sans l’autre… Eh, tavernier, du pain et du fromage. Tiens, la maréchaussée !
À l’intérieur du mastroquet, – car c’était un véritable mastroquet que cette sordide auberge des Trois-Écus, construite au croisement de deux routes, en plein champ, où se réunissaient tous les rouliers d’alentour – deux pauvres hères, l’un d’une quarantaine d’années, l’autre plus jeune, s’apprêtaient à « casser la graine », quand dans l’encadrure de la porte, la silhouette des deux Pandores s’était dessinée.
Les gendarmes sont gens du monde.
— Messieurs, dames, nous vous saluons, commença le brigadier. Deux pichets de cidre. Versez-nous à boire la belle enfant.
Mais si le brigadier pouvait – ainsi que son grade l’y autorisait – regarder les belles, le simple soldat qui l’accompagnait estimait que son devoir était de rester toujours correct dans le service. Ne prêtant donc pas attention à la conduite de son chef, il s’occupa à examiner, hautain et dédaigneux, les consommateurs qui se trouvaient déjà dans le débit.
Le compagnon du brigadier Sosthène, plus exactement le gendarme Pancrace, n’eut pas grand-peine, d’ailleurs, à s’acquitter de sa mission bénévole, puisque aussi bien ces consommateurs n’étaient qu’au nombre de deux, les deux miséreux entrés quelques minutes auparavant aux Trois-Écus.
Des miséreux ?
Pour l’œil d’un gendarme – d’un gendarme qui aime son métier, qui se délecte aux arrestations faciles, qui trouve superbe d’emmener au long d’une route, lui-même étant à cheval, un pauvre bougre quelconque surpris en train de braconner – il n’est pas de pauvre hère.
— Brigadier, dit Pancrace, ces deux hommes…
Le brigadier Sosthène était homme de devoir.
Bien qu’intérieurement, au plus profond de sa conscience, il eût fort envie à ce moment d’envoyer au diable son zélé subordonné, il se rendit compte qu’il devait se rendre à sa prière. Et en avant pour l’interrogatoire d’identité des deux suspects.
Les deux pauvres bougres se regardèrent ayant l’air fort interloqués.
— Dame, commença celui qui paraissait le plus âgé ; dame, mon brigadier, ça n’est pas de refus. Si c’est que vous voulez savoir, comment nous nous appelons, on va vous le dire.
— Et plus vite que ça.
— Eh bien voilà, mon brigadier. Mon compagnon, c’est Victor et moi c’est Jean, Jean-Émile ou Émile-Jean comme vous voudrez.
À la vérité, cette réponse n’offrait aucun caractère suspect.
Tout autre que le brigadier Sosthène eût même estimé qu’il était parfaitement légal de s’appeler Victor et Émile-Jean, mais le brigadier Sosthène se targuait d’un flair exceptionnel.
Toujours pour étonner la petite servante, qui maintenant le considérait avec des yeux stupides, car elle commençait à le trouver fort beau dans l’exercice de ses fonctions, le brigadier Sosthène se mit à hurler :
— Je m’aperçois mon gaillard, que vous êtes des fortes têtes. Victor, eh, eh, comme le prince Napoléon ? Tiens. Et la République alors ? Moi, je crois que votre cas va être clair. Alors, votre camarade s’appelle Victor et vous Émile-Jean ? Gendarme, écrivez cela. Vous avez des papiers sans doute ?
Le pauvre bougre, qui paraissait maintenant complètement ahuri sous le flot de paroles du brigadier, hocha négativement la tête :
— Non. On n’a pas de papiers. Dans notre profession…
— Je vois ce que c’est votre profession ? Qu’est-ce que vous faites ?
— Mon brigadier, on est « sur le trimard », mais on est quand même de braves gens.
— Suffit, dit le brigadier Sosthène, gendarme, buvez votre pichet de cidre, et fouillez-moi ces personnes. Il n’y a pas d’honnêtes gens là où il n’y a pas de papiers.
Évidemment l’affaire se corsait.
Les deux gendarmes étaient partis le matin même en tournée d’inspection, sur un ordre de leur colonel qui leur avait enjoint de mieux surveiller les routes où pullulaient les gars de batterie, les chemineaux sans abri. Ils songeaient vraisemblablement que le hasard venaient de les mettre en présence d’un de ces « dangereux » individus qui n’hésitent pas à voler des pommes et même à assassiner les poules.
Il fallut une seconde à peine au gendarme Pancrace pour avaler son pichet de cidre, et encore le fit-il avec une si grande précipitation qu’il manqua s’étrangler.
Et merveilleux de dignité, le képi en arrière, les bras grands ouverts, le gendarme Pancrace s’approcha des deux chemineaux.
Et il s’apprêtait à fouiller, de force, dans les poches du plus âgé des trimardeurs… lorsque, soudain, avec une souplesse dont on ne l’aurait pas cru capable à première vue, le misérable glissa sous les bras du pandore, sauta d’un bond auprès du brigadier, qui, déjà légèrement apeuré, fit de vains efforts pour sortir du fourreau son sabre gigantesque.
— Brigadier, déclara le trimardeur, conformément à la Loi, je réclame le droit de ne parler qu’à la gendarmerie devant votre colonel.
Et, en même temps, le trimardeur tirait de sa poche un grand portefeuille rouge qu’il agitait triomphalement :
— Oui, j’ai des papiers. Mais ce n’est pas à vous que je vais les confier. C’est au colonel.
Tandis que la petite servante pensait s’évanouir d’effroi et hurlait maintenant d’inintelligibles invocations à la vierge Marie, à sainte Anne d’Auray, à saint Joseph son patron, les deux gendarmes échangèrent des œillades affolées.
— Diable de diable, dit Pancrace, c’est à n’y rien comprendre du tout, brigadier. Il disait tout à l’heure qu’il n’avait pas de papiers, et puis maintenant il a un portefeuille, et puis il a à parler au colonel. Bon dieu de bonsoir, qu’est-ce que signifie tout cela ?
Le brigadier n’était pas beaucoup plus rassuré.
Lui aussi, d’un œil sans expression, mais où se lisait un ahurissement absolu, contemplait le chemineau qui avait déclaré s’appeler Émile-Jean, et qui, maintenant, debout à ses côtés, le visage dur, l’air impassible et furieux, semblait attendre qu’il prît une décision.