— Bon dieu de bonsoir de bois et nom d’un ventre rouge de nom de gendarme, jura le brigadier Sosthène. Gendarme Pancrace, au nom de la Loi, je crois qu’il convient nécessairement de mettre en état d’arrestation et d’incarcération ce particulier-là ?
Puis, soudain, considérant que le chemineau Émile-Jean avait un compagnon, le brigadier Sosthène ajoutait :
— Mais, voyons un peu à voir, gendarme Pancrace, si le nommé Victor, susdit et désigné, n’a rien de dangereux ni de compromettant sur lui ?
Le gendarme Pancrace n’écouta que son courage.
Tout comme il avait voulu le faire pour le chemineau Émile-Jean, il s’avança donc les bras ouverts dans la direction du chemineau Victor.
Le digne Pancrace n’avait pas fait deux pas dans la direction du second chemineau, qu’exactement à la façon dont Émile-Jean avait agi, Victor se glissait sous ses bras, échappait aux mains velues qui se dirigeaient vers lui.
Le second trimardeur cria, lui aussi :
— Brigadier, arrêtez-moi si vous voulez, mais je ne parlerai que devant votre colonel.
***
Sept kilomètres sont peu de chose.
Si ce n’est lorsqu’il faut franchir ces sept kilomètres menottes aux mains et marchant à pied entre deux gendarmes qui se prélassent, eux, sur leur robuste monture.
Or, c’était à pied, entre leurs deux chevaux, et les tenant par de longues menottes dont il gardait la chaîne en main, que le brigadier Sosthène et le gendarme Pancrace avaient ramené à la gendarmerie leurs deux prisonniers.
Il n’était donc pas étonnant qu’Émile-Jean, tout comme Victor, les deux trimardeurs, fussent littéralement rompus de fatigue au moment où, toujours grave et digne, le brigadier Sosthène vint les chercher dans la chambre de force où on les avait bouclés, pour les conduire auprès du colonel de gendarmerie, averti de leur arrestation, et probablement désireux de les interroger.
— Criminels, ordonna le brigadier Sosthène, mettez-vous debout, et pas à pas en marchant, suivez-moi. Vous allez voir le colonel.
Le brigadier Sosthène, cependant, qui n’était pas peu fier d’avoir arrêté deux assassins, qui « devaient être » prochainement « convaincus d’assassinat », avait-il affirmé à tous ses collègues, devait aller de désillusion en désillusion.
À peine, en effet, le digne sous-officier eut-il conduit dans le cabinet du colonel de la gendarmerie les nommés Victor et Émile-Jean, que le colonel, d’un geste aimable de la main, congédiait le brigadier Sosthène.
— Cela va bien, mon ami, je vous rappellerai tout à l’heure.
Puis, l’ordre donné, le colonel avait ajouté, comble d’ingratitude :
— Fermez la porte, n’est-ce pas, et mettez un planton devant mon cabinet. Je désire que personne n’entende l’interrogatoire de ces deux hommes.
***
Pourquoi le colonel de gendarmerie avait-il renvoyé le brigadier Sosthène au moment où il s’apprêtait à interroger les deux trimardeurs ?
L’inséparable compagnon du gendarme Pancrace se le demandait, certes, mortifié.
Il eût été bien autrement ahuri, si la porte une fois refermée sur lui, il avait pu apercevoir le sourire qui flottait sur les lèvres de son chef. Car, en vérité, le colonel Mastillard souriait.
Il souriait même des plus ostensiblement, en regardant les deux trimardeurs, en leur disant, d’une voix fort aimable :
— Êtes-vous satisfaits, messieurs ? Mais, avant tout, désirez-vous prendre quelque rafraîchissement ? Croyez que je suis au regret de n’avoir pu adoucir votre sort, mais je tenais à exécuter fidèlement la consigne qui m’avait été transmise.
— Et nous vous remercions, précisément, mon colonel, de la façon dont cette consigne a été exécutée.
Car, en vérité, ce trimardeur, cet Émile-Jean, cet assassin présumé, paraissait fort à l’aise et répondait, sans le moindre embarras, au colonel Mastillard.
Son compagnon, d’ailleurs, ne faisait pas montre d’une moindre assurance.
Lui aussi semblait de fort bonne humeur :
— Cher monsieur, dit-il, tout en se laissant tomber dans un fauteuil garnissant la pièce, cher monsieur, je vous avoue que j’accepterais volontiers, pour ma part, un verre d’eau fraîche. Je n’avais encore jamais été arrêté par des gendarmes, et, ma foi, l’impression que je rapporte de cette aventure est une impression de soif. Pristi que l’on avale donc de poussière, en marchant entre deux chevaux.
Et, là-dessus, Victor éclata de rire, cependant que son compagnon haussait les épaules, amusé, et que M. Mastillard se précipitait vers un angle de son cabinet et saisissait sur un plateau des verres de sirop, tout préparés, qu’il offrait avec de profondes révérences aux deux chemineaux :
— Messieurs, messieurs, encore une fois, buvez donc et, encore une fois, excusez-moi.
Ils burent.
— Savez-vous, messieurs, comment j’ai été prévenu ? reprit le colonel.
— Parfaitement. C’est nous qui vous avons fait télégraphier.
— Vous, et comment cela ?
Le chemineau Victor à son tour s’était levé.
— Vous permettez ? demanda-t-il.
Et, sans attendre la réponse, il prit sur la table du colonel Mastillard un télégramme, qu’il lut à haute voix :
Par ordonnance et sur réquisition de M. Noyot, juge d’instruction à Brest mandement est fait au colonel Mastillard d’envoyer deux hommes de sa brigade sur la route nationale n° 320, avec mission d’arrêter deux trimardeurs de mauvaise mine qui ne sont autres que le policier Juve et le journaliste Jérôme Fandor, tous deux chargés de missions du Gouvernement, tous deux astreints à se dissimuler, tous deux devant passer pour trimardeurs, être arrêtés comme tels ce jour même et relâchés demain matin, après en avoir conféré avec le colonel Mastillard.
Ce texte lu, le jeune chemineau éclata de rire :
— Savez-vous Juve, que ce télégramme était simplement incompréhensible ? dit-il après avoir ri.
Et Juve approuva :
— Tout à fait incompréhensible. Tu as raison.
Juve n’en dit pas plus, mais le colonel Mastillard, satisfait de la remarque, surenchérit :
— Si incompréhensible, messieurs, avouait-il, que je n’y ai rien compris du tout. Pouvez-vous me fournir quelques explications ?
— En deux mots, expliqua le policier, voici ce qui s’est passé : nous sommes, mon ami et moi, obligés par une mission d’État, dont il ne nous est pas permis, mon colonel, de vous révéler la nature, à voyager par la route jusqu’à Paris. Que faire pour ne pas être attaqués en route ? Que faire, surtout pour nous procurer, la nuit, chaque nuit, un gîte où nous soyons complètement à l’abri ? Mon colonel, nous avons tout bonnement eu cette idée : nous déguiser en trimardeurs, vous faire envoyer par le Parquet de Brest une dépêche vous signalant qu’il était urgent de nous arrêter, nous faire arrêter, donc, nous faire jeter par vous en prison et, de la sorte, voyager le jour sous la garde de deux de vos hommes, puis dormir, la nuit, dans votre chambre de force.
C’est une ruse, mon colonel, rien d’autre.
***
— Entends-tu, Fandor ?
— Quoi ? Non, rien du tout.
— Il m’a semblé qu’un cri…
— Vous avez rêvé, Juve.
— Non, écoute.
— Eh, j’écoute bien. Mais je n’entends rien, je vous assure.
— Pourtant.
— Je vous dis que vous avez le cauchemar.
Fandor venait d’être réveillé par Juve, qui tranquillement l’avait tiré par l’oreille, ce qui était sa façon habituelle, la nuit, d’attirer l’attention de son ami.
Ils se trouvaient, en ce moment, tous deux dans la « chambre de force » où, suivant leur désir, on les avait incarcérés, sans d’ailleurs fournir aux gendarmes étonnés la moindre explication.
Une obscurité d’encre les entourait de toutes parts, l’obscurité impénétrable des locaux hermétiquement clos.