— Bah, cela n’avance à rien de se faire du mauvais sang.
— D’accord, Fandor, mais tout le monde n’a pas ton heureux caractère.
Le journaliste s’était endormi tout de suite. Il avait ronflé. Juve, plusieurs fois, l’avait tiré de son sommeil pour le lui reprocher.
Et puis les heures avaient passé.
Juve, à son tour, s’était laissé aller à une profonde somnolence, il avait complètement perdu la notion des choses, oublié sa mission, oublié même qu’il était arrêté, emprisonné en compagnie de Fandor, lorsque, soudain, à près de deux heures du matin, l’excellent policier avait sursauté, croyant entendre une sorte de plainte, de gémissement provenant de la pièce voisine, de la pièce contiguë à la « chambre de force », où, sur sa demande, le colonel Mastillard devait faire veiller un gendarme sous le fallacieux prétexte de les surveiller, Fandor et lui.
Déjà d’ailleurs, le journaliste était retombé au sommeil. N’entendant plus rien, Juve allait en faire autant, quand déchirante, sinistre, une plainte s’éleva de nouveau :
— Au secours, à moi, à l’aide, à l’assassin.
En un instant, Juve fut debout.
Le policier se précipita sur la porte de sa cellule, y cogna à grands coups de poing.
Mieux inspiré, derrière lui, Fandor avait bondi :
— Reculez-vous, Juve, reculez-vous.
Et, sans laisser le temps au policier de comprendre ses intentions, Fandor empoigna Juve à bras le corps, l’écarta de la porte, dont, il fit sauter la serrure à coups de revolver :
— Un coup d’épaule, Juve et nous passons.
En un clin d’œil, la porte de la chambre de force, en effet, tombait, arrachée de ses gonds.
Mais, au moment même où Juve et Fandor s’échappaient ainsi de leur prison pour courir dans la direction où ils venaient d’entendre appeler au secours, on venait à la rescousse.
Emportés par leur élan, trébuchant, les deux hommes venaient, en effet, de buter dans une troupe de gendarmes à demi éveillés, qui descendaient des étages de la gendarmerie portant des falots et plus grotesquement armés les uns que les autres, qui, d’un pistolet, qui, même d’un simple balai.
Dans la petite pièce qui attenait à la chambre de force, ce fut, alors une sombre mêlée.
— Au secours, à l’aide, par ici.
— Mais où diable est Pancrace ?
Un vrai tohu-bohu.
Par bonheur, l’arrivée du colonel Mastillard suffit à rétablir l’ordre.
— Taisez-vous donc, nom d’un chien, hurla le chef, que se passe-t-il donc ?
C’était la voix de Juve qui répondit :
— Mon colonel, criait Juve, c’est épouvantable. Votre malheureux gendarme vient d’être assassiné.
Et Juve montrait sur le sol, le corps du brave Pancrace, au flanc gauche traversé d’un poignard.
Au petit jour, Juve et Fandor partirent, toujours vêtus en trimardeurs.
— Mon pauvre Fandor, disait Juve, as-tu compris pourquoi ce malheureux Pancrace est mort ?
— Oui.
— Alors pourquoi ?
— Pour moi, Juve, Fantômas a tué ce malheureux qui veillait à notre porte pour arriver jusqu’à nous.
— Non, Fandor, tu te hâtes trop de deviner. Si Fantômas, réellement, avait voulu s’attaquer à nous, il se serait contenté d’immobiliser le gendarme Pancrace, il ne l’aurait pas tué. Crois-moi, ce n’est pas à nous, c’est bien à Pancrace que le bandit en voulait.
— Ah ?
— Écoute, Fandor, il s’est imaginé que pendant notre sommeil nous avions confié le portefeuille rouge au planton qui nous veillait. Et c’est pourquoi Pancrace a été tué, tué à notre place. Sais-tu, Fandor, que nous n’avons peut-être jamais joué partie aussi grave que celle que nous disputons en ce moment pour ce fameux portefeuille rouge ?
— Que vous avez dans votre poche, Juve.
Chose curieuse, le journaliste, en disant cela, avait un vague sourire au coin des lèvres.
10 – AVIS AUX AMATEURS
— Tout de même Juve, vous exagérez.
— J’exagère ? Fandor, que veux-tu dire ?
— Nous venons à peine d’arriver à l’hôtel, nous avons à peine déposé notre valise, et voilà que vous me faites repartir, voilà que vous prétendez visiter Morlaix.
— Fandor, tu n’es qu’un imbécile.
— Possible, mon bon Juve, mais j’ai sommeil.
« Juve, continuait Fandor, vous êtes insupportable. Dites-moi au moins où vous me menez, et pourquoi vous me faites gravir toutes les marches de cet escalier ?
— Pour arriver à son sommet, mon cher Fandor.
— Juve, vous vous moquez de moi ?
— C’est bien possible, Fandor… Mais, trêve de plaisanteries, Fandor. Puisque tu tiens à savoir où nous allons, sache que je te guide vers un superbe point de vue. Nous montons vers le viaduc.
— Vers le viaduc ? Vous êtes fou ? Que diable comptez-vous faire là-haut ?
— Admirer le paysage.
Le viaduc était, et Fandor dut en convenir lui-même, très digne d’intérêt. Gigantesque, élevé à donner le vertige, ce travail d’art, qui fait la fierté de la petite ville et que l’on vient admirer de fort loin, unit, à près de cinquante mètres de haut, le sommet des deux collines entre lesquelles Morlaix se répand.
— Juve, dit Fandor, si vous voulez vraiment étudier la construction de ce viaduc, allons l’admirer par en bas, mais ne me faites pas grimper au sommet.
— Fandor, tu es le dernier des idiots, dit Juve.
Dix minutes plus tard, les deux hommes atteignaient la petite gare de Morlaix, et Fandor ne fut pas médiocrement étonné de voir Juve, le plus gravement du monde, prendre deux billets de troisième pour la station la plus proche.
— Partons-nous donc ? se demandait Fandor.
Pas du tout.
— Mon petit Fandor, dit Juve, nous sommes ici, sur le quai de la gare, à quelque chose comme à une vingtaine de mètres du commencement du viaduc. Attention à la manœuvre. Profite du moment où les employés auront le dos tourné, glisse-toi le long de la voie, va-t’en jusqu’au milieu du viaduc, je t’y rejoins…
Peu après, en effet, Juve et Fandor se retrouvaient, perdus dans la nuit au milieu du viaduc, et tous deux s’accotaient à la balustrade, regardant, saisis d’admiration, le panorama sous leurs yeux.
— Est-ce assez joli, dans la nuit commençante, l’aspect de cette petite ville, mal éclairée, d’ailleurs, et de ces maisons qui semblent tassées les unes sur les autres et où clignotent de vagues lueurs.
— Ma foi, Juve, je ne vous connaissais point si poétique. Bigre de bigre, est-ce vraiment pour admirer Morlaix endormie que vous m’avez fait monter ici ?
— Non, avoua-t-il, nous sommes ici, mon petit, pour examiner notre chambre à coucher.
— Notre chambre à coucher, Juve ?
— Parfaitement. Fandor, tu n’es pas surpris que nous soyons arrivés sans encombre jusqu’ici ?
— Si Juve, j’en suis surpris. Mais je ne vois pas quelles conclusions vous pouvez en tirer ?
— Raisonne un peu, Fandor. Si ni Fantômas, ni Ellis Marshall, ni Sonia Danidoff n’ont trouvé bon de nous attaquer sur la route, crois-tu que nous devions en conclure qu’ils ont renoncé à s’emparer du portefeuille ?
— Non, certes.
— Eh bien, alors, Fandor, tu devrais te dire ceci : c’est qu’ayant évité les embuscades de jour, nous avons grande chance de subir des embuscades de nuit. Si je t’ai amené ici, au viaduc, c’est parce que de ce viaduc nous voyons parfaitement notre hôtel qui est situé juste au-dessous de nous, et que, voyant notre hôtel, tiens, là, près de la rivière, nous apercevons aussi les fenêtres de notre chambre, ce qui va nous permettre d’être aux premières loges pour voir comment nos affaires vont être fouillées tout comme elles l’ont été à Brest. Et ils n’ont pas perdu de temps. Regarde sur le toit de notre hôtel…
***
Juve et Fandor avaient à peine quitté l’auberge où ils avaient déposé leur valise, qu’une luxueuse automobile s’était arrêtée devant le petit hôtel.