— Vous avez raison, Juve ; il y a de grandes chances pour qu’Ellis Marshall et Sonia Danidoff nous laissent en paix, mais cela n’arrange pas définitivement nos affaires. Même s’il ne leur prend pas fantaisie de nous attaquer encore pour s’assurer que nous ne cachons pas ailleurs le véritable portefeuille, nous ne devons pas oublier que nous avons toujours Fantômas à nos trousses. Il ne se serait pas laissé prendre à votre invention du faux portefeuille, lui. Juve, que pensez-vous faire ?
— Pour une fois, confessa Juve, tu raisonnes avec un sang-froid parfait, mon brave Fandor, tu es bien inspiré, en effet, en disant que, débarrassés d’Ellis Marshall et de Sonia, nous demeurons exposés aux attentats de Fantômas. Mais tu vas voir.
Juve et Fandor causaient toujours en haut du viaduc de Morlaix.
Le policier tira de son gousset la vieille montre d’argent, à laquelle il tenait fort, car, un jour, la balle d’un bandit s’était écrasée sur son boîtier, ce qui lui avait évité une horrible blessure. Il regarda l’heure, et annonça à Fandor :
— Dans dix minutes, mon bon ami, va passer le rapide de Paris. J’y monterai tout bonnement, sans même prendre de billet. Pour regagner la capitale. Et toi, Fandor, tu vas retourner à l’hôtel, puis revenir à petites journées, par la route, en musant, en t’amusant si tu le peux. Cela te va-t-il ?
Fandor ne pouvait, bien entendu, qu’approuver son ami.
En se séparant, ils devaient gêner Fantômas. Le bandit ne saurait plus lequel d’entre eux était en possession du portefeuille rouge, et de toutes manières, Fandor y songeait, – si lui ou Juve devait tomber sous les coups du tortionnaire, l’un d’eux au moins réussirait à rentrer dans la capitale, à y attendre le Prince Nikita, à lui donner les instructions qu’ils avaient à lui donner pour lui permettre d’entrer en possession de l’inestimable document.
— Séparons-nous donc, mon vieux Juve, et Dieu nous aide.
Mais, après quelques instants de silence, Fandor ajoutait :
— Juve, je ne sais pourquoi, mais j’imagine que nous n’allons pas être seulement l’un sans l’autre durant quatre jours. Eh bien, voulez-vous que nous convenions d’une chose ?
— De laquelle, Fandor ?
— De celle-ci : Juve, si dans trois mois, jour pour jour, nous ne sommes pas réunis, toute affaire cessante, l’un et l’autre, nous nous mettrons à la recherche l’un de l’autre.
— Tu as raison, Fandor, prenons rendez-vous ici, ici, où, vraisemblablement, nul ne songerait dans l’avenir, à supposer que nous pouvons nous rejoindre. Dans trois mois, jour pour jour, si nous ne nous sommes pas retrouvés, nous viendrons nous chercher ici, et à bientôt.
— À bientôt, Juve, oui, à bientôt.
Et, après une cordiale étreinte, Fandor quitta le policier, revint vers la gare d’où il sortit sans encombre, tandis que Juve prenait la direction des quais, où déjà les voyageurs attendaient le rapide de Paris.
***
Trois jours avant le moment où Juve et Fandor se quittaient sur le viaduc de Morlaix, une scène étrange se déroulait près du manoir de Kergollen, au bas de la colline toute semée d’ajoncs et de ronces sur laquelle s’élevait le château de dame Brigitte.
Là se trouvait une roulotte de romanichels, dont les hôtes, le père et la mère Zizi, incarnaient merveilleusement les types de la race errante par excellence.
Le père Zizi, vannier de profession, était un homme d’une soixantaine d’années, resté étrangement mince et souple et dont le type tzigane, brun à en être presque mulâtre, n’était pas dépourvu de beauté. Il s’était marié jeune, avec celle qui était devenue la mère Zizi.
À force d’économies, ils avaient pu acheter la roulotte, et depuis près de trente ans, ils couraient au hasard des routes.
La mère Zizi, plus jeune que son mari d’une dizaine d’années était, elle aussi, de la plus pure race bohémienne. Ses cheveux bruns, crépus et bouclés, entouraient un visage d’un ovale régulier. Elle avait les yeux profonds et doux et la voix mélodieuse.
***
D’une foire à l’autre, le père Zizi conduisait la roulotte marron attelée de son vieux cheval blanc. On campait à l’abri de quelque baraque plus importante, le père Zizi dressait les tréteaux, et la mère Zizi, alors costumée en chasseresse, émerveillait les badauds par un exercice de tir à la carabine. Le public affluait à l’entrée de la petite tente du couple.
Hélas, le malheur est vite venu. Ce jour-là, précisément, le père et la mère Zizi venaient de faire connaissance avec ce détestable visiteur. La mère Zizi qui n’était jamais malade, avait voulu cueillir le long d’une haie un fruit dont la bonne apparence l’avait séduite. En étendant le bras, elle s’était écorchée à une ronce de fer, si bien écorchée qu’elle en avait maintenant le bas enflé, ce qui laissait à prévoir que, de longtemps, il lui serait impossible de se livrer à aucun exercice.
— Sang de Dieu, jurait de temps à autre le père Zizi, qui s’était tout juste assez civilisé au cours de ses voyages pour apprendre quelques jurons bien français, sang de Dieu, comment allons-nous faire, la mère ? Jamais tu ne pourras ces jours-ci tenir la carabine.
La mère Zizi, qui regardait son bras enflé, et qui, de plus, ressentait de vives douleurs dans toute l’épaule, hocha tristement la tête :
— Parbleu, le père, tu as raison. Il faudrait que tu me fasses remplacer par quelqu’un. Plus facile à dire qu’à faire.
Le « quelqu’un » que la vieille Bohémienne proposait d’engager était des plus hypothétiques, car il devait présenter des qualités assez rares. Ce devait être une femme, ce devait être une bonne tireuse.
Or, le hasard allait bien faire les choses.
Alors que le père Zizi se lamentait et criait à tous les échos sa douleur de voir la mère Zizi hors d’état de tenir son rôle, il eut la surprise de voir déboucher brusquement d’un sentier voisin une jeune fille qui, tout naturellement, – et ayant certainement entendu les plaintes des deux Bohémiens – s’offrit à remplacer la mère Zizi, si toutefois on voulait lui assurer le vivre et le coucher.
Le père Zizi s’empressa d’accepter.
Même, il voulut que la jeune fille prit tout de suite ses premières leçons de tir, et ce n’est pas sans surprise qu’il s’aperçut que sa nouvelle recrue maniait expertement la carabine de tir qu’il lui avait confiée.
Le Bohémien, dès lors vit l’avenir en rose.
Ce n’était que le commencement de ses ennuis.
12 – LA BELLE HOMICIDE
Fandor venait à peine de quitter Juve que, descendant les rues de Morlaix, il tombait à l’improviste sur une petite place transformée en champ de foire.
De toutes part, des bateleurs faisaient leur boniment, brutalement éclairés par des lampes à acétylène.
— Entrez, entrez, messieurs, dames, criait sur une estrade transformée en tribune, une sorte de gentleman comiquement habillé d’une redingote trop longue. Entrez, il n’y a pas de premières, et pas de secondes, et pas de troisièmes. Ici, toutes les places sont au même prix. On voit aussi bien d’un bout à l’autre de la salle. Et le spectacle en vaut la peine, messieurs et dames. Entrez, Les artistes de la troupe vont avoir l’honneur de représenter devant vous les cérémonies du mariage telles qu’elles s’effectuent dans les différents peuples du monde, et cela, d’après les documents rapportés par les plus célèbres explorateurs. Entrez, on ne paye qu’en sortant. Si l’on est content. Le prix des places est à la portée de tous les membres de l’honorable société qui m’écoute.
Le journaliste, toutefois, n’était guère disposé à s’amuser plus longuement de l’aspect du champ de foire.
Il allait donc poursuivre son chemin, revenir à l’hôtel, regagner la petite chambre si expertement perquisitionnée quelques minutes auparavant par Sonia et Marshall, lorsque soudain il tressaillit.