— Qui va là ? Ah, c’est vous, Jean-Marie. Mais où allez-vous ?
L’équarisseur ne disait toujours rien. Nikita resta immobile, figé, ébloui.
Devant eux, se dressait une femme jeune et merveilleusement belle, chevelure d’or fauve auréolant son majestueux visage, simplement vêtue d’une robe sombre qui moulait admirablement ses formes magnifiques. Quelle allure, quel port de reine.
Mais, soudain, le prince eut un sursaut de terreur.
Jean-Marie, revenu de sa stupéfaction, s’était précipité sur cette femme, la menaçait de son coutelas ouvert :
— Je te connais pas, dit-il, mais peu importe. Deux femmes ne me font pas peur, et si tu viens défendre la vieille Brigitte, elle n’aura pas longtemps à compter sur toi.
Une seconde de plus, l’infortunée était frappée par le monstre.
Plus vif que la pensée, Nikita s’était précipité sur son guide et, faisant preuve d’une force herculéenne, il lui tordait le poignet, l’obligeait à lâcher son arme.
Les deux hommes alors roulèrent à terre, dans une lutte déchaînée. L’officier frappait à tour de bras l’audacieux criminel, cependant que Jean-Marie rugissait, l’écume aux lèvres :
— Traître. Bandit. Canaille. Je te crèverai toi aussi.
Jean-Marie mordit au bras l’officier qui poussa un cri de douleur. Mais voyant rouge, Nikita, cette fois, étrangla à moitié Jean-Marie, puis le rejeta inerte, évanoui, hors de la pièce, dans le couloir d’où ils venaient.
Le poussant du pied, comme une charogne, Nikita laissa le vaincu sur les dalles de pierre puis, pour empêcher un retour offensif de sa part, il referma à double tour la porte communiquant avec le couloir et se trouva seul à seul avec la jeune femme qu’il venait d’arracher à un si terrible danger.
La malheureuse, plus belle encore dans l’expression sincère de sa frayeur, avec ses grands yeux bruns qui brillaient étrangement, s’était emparée d’un revolver et sa main blanche et délicate braquait sans trembler le canon de l’arme sur l’officier.
Machinalement, Nikita rétablit le désordre de sa toilette puis, immobile en face de l’inconnue, il courba la tête dans un profond salut, et attendit.
D’une voix étouffée, la jeune femme lui demanda :
— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
— Madame, balbutia le lieutenant prince Nikita, excusez-moi, je n’y comprends rien moi-même, je suis victime d’un quiproquo, je le bénis toutefois, car il m’a permis de vous arracher à l’agression de ce bandit.
— Vous n’êtes pas son complice ? Vous êtes donc pas tous les deux des assassins ? interrogea la superbe créature.
Blêmissant sous l’outrage, Nikita dressa la tête et spontanément déclara :
— Madame, vous avez devant vous un honnête homme, je m’appelle le prince Nikita, je suis lieutenant de l’armée russe.
— Que veniez-vous faire ici ?
Nikita rougit comme un écolier pris en défaut :
— Je ne peux pas vous le dire, madame.
Mais la magnifique créature insistait :
— Vous êtes peut-être un imposteur. Je veux vous croire. Vous avez un visage qui m’inspire confiance.
L’officier balbutiait maintenant :
— Je ne peux pas vous le dire, madame, je ne le peux pas, il s’agit d’un secret d’État.
— Vous venez de la côte, monsieur, dit la dame, vos vêtements sont souillés de boue, vous avez erré cette nuit dans mon voisinage, qu’y faisiez-vous ?
— Vous avez raison, madame, hélas je cherchais quelqu’un, quelque chose.
Mais, soudain, l’extraordinaire personne parut comprendre et deviner ce que l’officier voulait taire.
Au mépris de toute prudence, elle quitta l’angle de la pièce dans laquelle elle se tenait jusqu’alors, traversant l’intervalle qui la séparait de l’officier avec une allure souple et majestueuse, elle vint auprès de lui, si près, que son parfum captivant monta aux narines de Nikita, et le grisait.
— Prince, dit-elle, je sais ce que vous êtes venu faire ici, vous cherchez un document, et prétendez vous emparer du portefeuille ?
— Ah, madame, madame, s’écria Nikita, taisez-vous, je ne peux rien dire !
La grande dame se tut. Elle semblait avoir compris. Désormais certaine de ce qu’elle soupçonnait, elle n’éprouvait plus la moindre crainte.
Un sourire triste erra sur ses lèvres qui pâlirent un peu.
D’un geste de la main, d’un geste élégant de vraie femme du monde, elle désignait un siège à l’officier :
— Asseyez-vous, prince, fit-elle, nous avons à causer.
La mystérieuse inconnue s’étendit à demi sur une bergère, et dès lors Nikita, qui jusqu’alors avait été trop troublé pour se rendre compte de l’endroit où il se trouvait, s’apercevait qu’il était avec son interlocutrice dans un petit salon meublé avec un goût parfait.
Quittant son air hautain, la grande dame parut prendre l’officier en pitié.
— Prince, dit-elle, vous êtes jeune, vous êtes encore au seuil de la vie, peut-être que vous nourrissez quelque espoir. Eh bien, croyez-en une femme qui a connu les malheurs les plus terribles, quand elle vous dit : Fuyez.
— Pourquoi, madame ?
Une frayeur subite se peignit sur le visage de la superbe créature.
— Parce que quiconque prétend retrouver ce document courra les plus grands risques. Celui qui voudra se l’approprier est voué à la mort certaine.
Nikita, frémissant, s’était levé :
— Je m’en doutais, madame, je me doutais que vous saviez quelque chose. Peut-être est-ce vous qui détenez ce document ? Dans ce cas, madame, quoi qu’il doive m’en coûter, je connais mon devoir, je sais ce que je dois faire.
— Quoi donc, mon garçon ?
— Je ne ferai rien, que vous ne m’autorisiez à faire, mais je vous en supplie, madame, dites-moi la vérité, aidez-moi à rester un homme d’honneur.
— À la bonne heure. Écoutez, prince, peut-être pourrais-je vous aider un jour, mais pour le moment je ne puis rien faire et, d’ailleurs, je tiens à rassurer votre conscience en vous donnant ma parole que ce portefeuille n’est pas ici et que je ne puis rien pour vous le restituer. Vous allez partir, monsieur, et tout de suite.
— Pas encore, madame, pas avant d’avoir tué tout à fait ce misérable qui vous voulait du mal.
— Vous ne tuerez pas Jean-Marie.
— Mais…
— Vous ne le tuerez pas.
— Au moins, madame, souffrez que je le remette à la police, que je le fasse emprisonner, il faut que ce bandit soit puni, voyons.
— Non. Je ne veux pas. Vous allez au contraire l’emmener avec vous. Il faut que jusqu’au matin vous ne le quittiez pas, c’est la meilleure manière de me protéger. À l’aube, vous vous séparerez de Jean-Marie, et vous pourrez le faire sans inquiétude pour moi, car moi je serai loin.
— Vous serez loin.
— Que vous importe ?
— Madame, ne me torturez pas. Je n’ai pas beaucoup d’usage de la vie, je ferai ce que vous voudrez, mais accordez-moi une grâce. C’est un homme à genoux qui vous supplie, un homme qui vous aime. Votre nom Madame ?
Et il baisait le bas de sa robe.
La châtelaine du manoir tendit au prince Nikita sa main aux doigts fuselés, pour l’inviter à se relever, mais elle retira brusquement cette main que l’ardent officier voulait couvrir de baisers. Il insistait, humble et pressant.
— Votre nom, madame ? Faites-moi la grâce de ne pas me quitter avant que je sache où vous revoir.
Lentement enfin, la grande dame laissa tomber de ses lèvres ces paroles :
— Je m’appelle Mathilde de Brémonval et, dans deux jours, je serai à Paris.
— Ah, madame, s’écria l’officier radieux, dans deux jours…
— N’oublions pas nos conventions. Retirez-vous, exécutez votre promesse. Il faut que ce Jean-Marie sorte d’ici immédiatement, que vous le teniez éloigné du manoir jusqu’au lever du jour. Promettez-moi qu’il en sera ainsi fait ?
— Je vous le jure, madame, vous avez ma parole.