Fantômas, qui avait été avisé par le planton de service que cet officier demandait à lui parler, n’avait pas hésité à donner l’ordre de l’introduire.
Interrompant son père, Hélène déclarait :
— Oubliez qui je suis, comme j’oublie qui vous êtes. Je suis ici pour des choses graves.
— Mais il n’y a rien de plus grave, rien de plus grave, pour moi, que la haine que tu me portes. Cette haine que je ne mérite pas.
— Vous me faites horreur. Mais de grâce, laissons cela. Je venais vous prévenir des incidents qui se sont passés à votre bord cette nuit : la révolte gronde. On se doute de votre imposture. Qu’allez-vous faire ?
Fantômas, pour toute réponse, se prit à rire :
— Écoute, Hélène. Jadis, dans les plaines du Natal, j’ai manqué me faire tuer pour toi, pour toi, oui, tu le sais, parce que je te veux riche, heureuse, puissante. Non, ne m’interromps pas. Un soir même, t’en souviens-tu, je t’ai juré que j’arriverais à te faire chérir ton père.
— Jamais.
— Ne dis pas ça, je l’ai juré. Je n’oublie pas mon serment. Je ne puis, mon enfant, te dire pourquoi je me suis emparé de ce navire, mais, n’en doute point, j’ai un plan, j’ai un but, je sais ce que je veux et comment je l’obtiendrai.
— Par des crimes ?
— Pourquoi m’accuser toujours ? Pourquoi, enfant, toujours te dresser contre ton père ? Je suis un misérable ? Peut-être. Qu’en sais-tu ? Qu’en sait-on ? Ne crois-tu pas que, pour les hommes d’exception comme moi, il y a des lois d’exception, il y a une morale d’exception ? Et puis, je t’en prie, ne discutons pas ainsi. Ce n’est pas à toi, Hélène, de réclamer ma tête. Tu m’annonces que la révolte gronde à ce bord, tu m’annonces que les officiers du Skobeleffvont découvrir mon imposture ? Aucune importance. D’abord apprends ceci : Ivan Ivanovitch, dont j’ai pris la place sur ce cuirassé, allait trahir sa patrie. En prenant le commandement de ce navire, j’ai rendu service au tsar. C’est vers le tsar que nous allons, vers le tsar que je conduis le Skobeleff. Tu verras, l’Empereur de toutes les Russies devra me dire merci quand j’aurai pu le mettre au fait de ce que je sais, de ce que je suis seul à savoir.
À ce moment précis, un officier venait de frapper à la porte de la cabine où le bandit et sa fille s’entretenaient :
— Mon commandant.
— Quoi donc ?
— Une chaloupe par notre travers. C’est l’officier de quart qui l’a signalée. Il y a deux hommes qui se noient à son bord. Nous manœuvrons pour les recueillir.
— Alors ? Que fait-on ? Quels ordres ont été donnés par l’officier de quart ?
— Mon commandant, les machines battent pleine vapeur arrière. La barre est sous le vent ; le Skobeleffva recueillir ces deux hommes…
Fantômas, brusquement, avait tressailli.
Il semblait toutefois faire un violent effort sur lui-même pour répondre :
— C’est bien, c’est très bien. Veuillez dire à l’officier de quart que ces deux hommes une fois à bord, il importe que nous reprenions notre marche. J’entends, cette nuit même, doubler la pointe Saint-Mathieu.
Fantômas sortit de sa cabine. Le bandit suivit la coursive menant à l’escalier qui communiquait avec le pont. Il fut rapidement au bastingage du navire :
— Une lorgnette.
— Mon commandant, demanda l’officier de quart, j’imagine que nous avons un fond suffisant ?
Fantômas n’avait pas daigné répondre.
Le bandit était soudain devenu fort pâle.
À peine avait-il collé ses yeux aux oculaires de la jumelle marine qu’on lui avait si obligeamment prêtée, qu’il avait mal retenu un juron étouffé.
Les deux hommes que le Skobeleffallait sauver, Fantômas venait de les reconnaître, en effet, avec une indicible angoisse :
C’étaient Juve et Fandor.
4 – LES NAUFRAGÉS
— Ah, les bandits. Est-il possible de mettre dans un état pareil un citoyen de la libre Angleterre ? Véritablement, ces cambrioleurs français manquent du savoir-vivre le plus élémentaire.
Ellis Marshall, les menottes aux poings, se tortillait comme un ver, s’efforçait de gagner le bas-côté de la route. Il n’en revenait pas.
Les deux inconnus surgis tout à coup, la voiture volée, Sonia Danidoff tirant des coups de revolver sur les agresseurs. En vain d’ailleurs.
Et impossible de défaire ces menottes :
— Heureusement que ces monstres m’ont laissé le sac d’outils de mon automobile. Peut-être va-t-on pouvoir trouver là-dedans de quoi me délivrer.
À ce moment même, la princesse Sonia Danidoff se rapprochait de son infortuné compagnon :
— Eh bien, mon pauvre ami, vous n’êtes donc pas arrivé à vous débarrasser de vos liens ?
— Malheureusement non, princesse, répliqua Ellis Marshall, mais si vous voulez bien me venir en aide, je sais comment il faut faire.
— Bien volontiers.
— Puisque vous y consentez, prenez donc dans la pochette gauche de la musette, là tout à côté de la chignole, un peu sous les mèches, il y a une solide cisaille.
— Pardon, pardon, interrompit Sonia Danidoff, mais je ne comprends absolument rien à ce que vous me dites, mon cher ami. Ce sont évidemment les noms techniques des outils que vous m’énumérez, et je vous félicite de les savoir. J’aimerais mieux cependant que vous les désigniez par des appellations plus simples.
Pleine de bonne volonté, cependant, la princesse fouilla le contenu du sac.
— C’est dégoûtant, fit-elle, on se salit les doigts.
— Excusez-moi, repartit Ellis Marshall, je ne pouvais pas me douter que vos jolies mains viendraient un jour tremper leurs ongles roses dans cet horrible cambouis, mais, je vous en prie, prenez la cisaille avec laquelle on pourra peut-être couper la chaînette d’acier qui me lie les mains.
Cependant que Sonia Danidoff plongeait courageusement ses mains jusqu’au poignet dans le sac saturé d’huile et de graisse, un homme silencieux, immobile, s’était planté devant eux et les regardait faire avec un ahurissement certain.
C’était Yvonnick, qui n’avait rien compris aux événements. Comme il ne voyait pas revenir ses clients, il s’était décidé à avancer de vingt-cinq mètres pour les retrouver.
Or, au lieu de rencontrer les deux hommes montés dans sa voiture à la gare de Quimper, il se trouvait en présence d’une élégante, aux mains noires de cambouis, et d’un Anglais poings liés derrière le dos.
Suivit un dialogue obscur.
La princesse Sonia Danidoff, qui malgré la pénible situation dans laquelle elle se trouvait, réprimait difficilement une violente envie de rire, avait d’ailleurs trouvé la cisaille et, très complaisamment, Yvonnick avait consenti à débarrasser de ses liens le malheureux Anglais, qui certes était à cent lieues de se douter de la nature et de la situation sociale des individus qui l’avaient ainsi ligoté.
Une fois libre, Ellis Marshall mit encore une bonne heure pour faire comprendre à Yvonnick qu’il comptait sur lui pour le reconduire à Quimper, où il aviserait.
On convint d’un prix, puis Sonia Danidoff et son compagnon grimpèrent dans la tapissière abandonnée avec tant de désinvolture par Juve et Fandor à quelques kilomètres de Quimper. On tourna bride et l’équipage retourna à la ville.
L’Anglais et la princesse prirent le train pour Brest.
Mais pourquoi avaient-ils changé de destination ?
Ellis Marshall et Sonia Danidoff, qui perpétuellement se trouvaient ensemble dans diverses circonstances de la vie, n’étaient pas dupes du rôle qu’ils jouaient respectivement.
Certes Ellis Marshall était, vis-à-vis de Sonia Danidoff, un amoureux sincère et convaincu, et peut-être la jolie princesse russe n’était-elle pas indifférente aux hommages du riche baronnet.
Mais l’un et l’autre avaient, en se rapprochant constamment, un autre but que l’amour. L’Anglais et la princesse russe avaient raisonné ainsi :