Traversez leur gouvernement, semez la dissension parmi leurs chefs, fournissez des sujets de colère aux uns contre les autres, faites-les murmurer contre leurs officiers, ameutez les officiers subalternes contre leurs supérieurs, faites en sorte qu'ils manquent de vivres et de munitions, répandez parmi eux quelques airs d'une musique voluptueuse qui leur amollisse le cœur, envoyez-leur des femmes pour achever de les corrompre, tâchez qu'ils sortent lorsqu'il faudra qu'ils soient dans leur camp, et qu'ils soient tranquilles dans leur camp lorsqu'il faudrait qu'ils tinssent la campagne; faites leur donner sans cesse de fausses alarmes et de faux avis; engagez dans vos intérêts les gouverneurs de leurs provinces; voilà à peu près ce que vous devez faire, si vous voulez tromper par l'adresse et par la ruse.
Ceux des généraux qui brillaient parmi nos Anciens étaient des hommes sages, prévoyants, intrépides et durs au travail. Ils avaient toujours leurs sabres pendus à leurs côtés, ils ne présumaient jamais que l'ennemi ne viendrait pas, ils étaient toujours prêts à tout événement, ils se rendaient invincibles et, s'ils rencontraient l'ennemi, ils n'avaient pas besoin d'attendre du secours pour se mesurer avec lui. Les troupes qu'ils commandaient étaient bien disciplinées, et toujours disposées à faire un coup de main au premier signal qu'ils leur en donnaient.
Chez eux la lecture et l'étude précédaient la guerre et les y préparaient. Ils gardaient avec soin leurs frontières, et ne manquaient pas de bien fortifier leurs villes. Ils n'allaient pas contre l'ennemi, lorsqu'ils étaient instruits qu'il avait fait tous ses préparatifs pour les bien recevoir; ils l'attaquaient par ses endroits faibles, et dans le temps de sa paresse et de son oisiveté.
Avant que de finir cet article, je dois vous prévenir contre cinq sortes de dangers, d'autant plus à redouter qu'ils paraissent moins à craindre, écueils funestes contre lesquels la prudence et la bravoure ont échoué plus d'une fois.
I. Le premier est une trop grande ardeur à affronter la mort; ardeur téméraire qu'on honore souvent des beaux noms de courage, d'intrépidité et de valeur, mais qui, au fond, ne mérite guère que celui de lâcheté. Un général qui s'expose sans nécessité, comme le ferait un simple soldat, qui semble chercher les dangers et la mort, qui combat et qui fait combattre jusqu'à la dernière extrémité, est un homme qui mérite de mourir. C'est un homme sans tête, qui ne saurait trouver aucune ressource pour se tirer d'un mauvais pas; c'est un lâche qui ne saurait souffrir le moindre échec sans en être consterné, et qui se croit perdu si tout ne lui réussit.
II. Le deuxième est une trop grande attention à conserver ses jours. On se croit nécessaire à l'armée entière; on n'aurait garde de s'exposer; on n'oserait pour cette raison se pourvoir de vivres chez l'ennemi; tout fait ombrage, tout fait peur; on est toujours en suspens, on ne se détermine à rien, on attend une occasion plus favorable, on perd celle qui se présente, on ne fait aucun mouvement; mais l'ennemi, qui est toujours attentif, profite de tout, et fait bientôt perdre toute espérance à un général ainsi prudent. Il l'enveloppera, il lui coupera les vivres et le fera périr par le trop grand amour qu'il avait de conserver sa vie.
III. Le troisième est une colère précipitée. Un général qui ne sait pas se modérer, qui n'est pas maître de lui-même, et qui se laisse aller aux premiers mouvements d'indignation ou de colère, ne saurait manquer d'être la dupe des ennemis. Ils le provoqueront, ils lui tendront mille pièges que sa fureur l'empêchera de reconnaître, et dans lesquels il donnera infailliblement.
IV. Le quatrième est un point d'honneur mal entendu. Un général ne doit pas se piquer mal à propos, ni hors de raison; il doit savoir dissimuler; il ne doit point se décourager après quelque mauvais succès, ni croire que tout est perdu parce qu'il aura fait quelque faute ou qu'il aura reçu quelque échec. Pour vouloir réparer son honneur légèrement blessé, on le perd quelquefois sans ressources.
V. Le cinquième, enfin, est une trop grande complaisance ou une compassion trop tendre pour le soldat. Un général qui n'ose punir, qui ferme les yeux sur le désordre, qui craint que les siens ne soient toujours accablés sous le poids du travail, et qui n'oserait pour cette raison leur en imposer, est un général propre à tout perdre. Ceux d'un rang inférieur doivent avoir des peines; il faut toujours avoir quelque occupation à leur donner; il faut qu'ils aient toujours quelque chose à souffrir. Si vous voulez tirer parti de leur service, faites en sorte qu'ils ne soient jamais oisifs. Punissez avec sévérité, mais sans trop de rigueur. Procurez des peines et du travail, mais jusqu'à un certain point.
Un général doit se prémunir contre tous ces dangers. Sans trop chercher à vivre ou à mourir, il doit se conduire avec valeur et avec prudence, suivant que les circonstances l'exigent.
S'il a de justes raisons de se mettre en colère, qu'il le fasse, mais que ce ne soit pas en tigre qui ne connaît aucun frein.
S'il croit que son honneur est blessé, et qu'il veuille le réparer, que ce soit en suivant les règles de la sagesse, et non pas les caprices d'une mauvaise honte.
Qu'il aime ses soldats, qu'il les ménage, mais que ce soit avec discrétion.
S'il livre des batailles, s'il fait des mouvements dans son camp, s'il assiège des villes, s'il fait des excursions, qu'il joigne la ruse à la valeur, la sagesse à la force des armes; qu'il répare tranquillement ses fautes lorsqu'il aura eu le malheur d'en faire; qu'il profite de toutes celles de son ennemi, et qu'il le mette souvent dans l'occasion d'en faire de nouvelles.
Article IX De la distribution des moyens
Sun Tzu dit: Avant que de faire camper vos troupes, sachez dans quelle position sont les ennemis, mettez-vous au fait du terrain et choisissez ce qu'il y aura de plus avantageux pour vous. On peut réduire à quatre points principaux ces différentes situations.
I. Si vous êtes dans le voisinage de quelque montagne, gardez-vous bien de vous emparer de la partie qui regarde le nord; occupez au contraire le côté du midi: cet avantage n'est pas d'une petite conséquence. Depuis le penchant de la montagne, étendez-vous en sûreté jusque bien avant dans les vallons; vous y trouverez de l'eau et du fourrage en abondance; vous y serez égayé par la vue du soleil, réchauffé par ses rayons, et l'air que vous y respirerez sera tout autrement salubre que celui que vous respireriez de l'autre côté. Si les ennemis viennent par derrière la montagne dans le dessein de vous surprendre, instruit par ceux que vous aurez placé sur la cime, vous vous retirerez à loisir, si vous ne vous croyez pas en état de leur faire tête; ou vous les attendrez de pied ferme pour les combattre si vous jugez que vous puissiez être vainqueur sans trop risquer. Cependant ne combattez sur les hauteurs que lorsque la nécessité vous y engagera, surtout n'y allez jamais chercher l'ennemi.
II. Si vous êtes auprès de quelque rivière, approchez-vous le plus que vous pourrez de sa source; tâchez d'en connaître tous les bas-fonds et tous les endroits qu'on peut passer à gué. Si vous avez à la passer, ne le faites jamais en présence de l'ennemi; mais si les ennemis, plus hardis, ou moins prudents que vous, veulent en hasarder le passage, ne les attaquez point que la moitié de leurs gens ne soit de l'autre côté; vous combattrez alors avec tout l'avantage de deux contre un. Près des rivières mêmes tenez toujours les hauteurs, afin de pouvoir découvrir au loin; n'attendez pas l'ennemi près des bords, n'allez pas au-devant de lui; soyez toujours sur vos gardes de peur qu'étant surpris vous n'ayez pas un lieu pour vous retirer en cas de malheur.