Ainsi prenez une voie indirecte et divertissez l'ennemi en lui présentant le leurre [3]; de cette façon vous pouvez vous mettre en route après lui, et arriver avant lui. Celui qui est capable de faire cela comprend l'approche directe et indirecte.
De plus: ne vous engagez jamais dans de petites actions que vous ne soyez sûr qu'elles tourneront à votre avantage, et encore ne le faites point si vous n'y êtes comme forcé, mais surtout gardez-vous bien de vous engager à une action générale si vous n'êtes comme assuré d'une victoire complète. Il est très dangereux d'avoir de la précipitation dans des cas semblables; une bataille risquée mal à propos peut vous perdre entièrement: le moins qu'il puisse vous arriver, si l'événement en est douteux, ou que vous ne réussissiez qu'à demi, c'est de vous voir frustré de la plus grande partie de vos espérances, et de ne pouvoir parvenir à vos fins.
Avant que d'en venir à un combat définitif, il faut que vous l'ayez prévu, et que vous y soyez préparé depuis longtemps; ne comptez jamais sur le hasard dans tout ce que vous ferez en ce genre. Après que vous aurez résolu de livrer la bataille, et que les préparatifs en seront déjà faits, laissez en lieu de sûreté tout le bagage inutile, faites dépouiller vos gens de tout ce qui pourrait les embarrasser ou les surcharger; de leurs armes mêmes, ne leur laissez que celles qu'ils peuvent porter aisément.
Veillez, lorsque vous abandonnez votre camp dans l'espoir d'un avantage probable, à ce que celui-ci soit supérieur aux approvisionnements que vous abandonnez sûrement.
Si vous devez aller un peu loin, marchez jour et nuit; faites le double du chemin ordinaire; que l'élite de vos troupes soit à la tête; mettez les plus faibles à la queue.
Prévoyez tout, disposez tout, et fondez sur l'ennemi lorsqu'il vous croit encore à cent lieues d'éloignement: dans ce cas, je vous annonce la victoire.
Mais si ayant à faire cent lieues de chemin avant que de pouvoir l'atteindre, vous n'en faites de votre côté que cinquante, et que l'ennemi s'étant avancé en fait autant; de dix parties, il y en a cinq que vous serez vaincu, comme de trois parties il y en a deux que vous serez vainqueur. Si l'ennemi n'apprend que vous allez à lui que lorsqu'il ne vous reste plus que trente lieues à faire pour pouvoir le joindre, il est difficile que, dans le peu de temps qui lui reste, il puisse pourvoir à tout et se préparer à vous recevoir.
Sous prétexte de faire reposer vos gens, gardez-vous bien de manquer l'attaque, dès que vous serez arrivé. Un ennemi surpris est à demi vaincu; il n'en est pas de même s'il a le temps de se reconnaître; bientôt, il peut trouver des ressources pour vous échapper, et peut-être même pour vous perdre.
Ne négligez rien de tout ce qui peut contribuer au bon ordre, à la santé, à la sûreté de vos gens tant qu'ils seront sous votre conduite; ayez grand soin que les armes de vos soldats soient toujours en bon état. Faites en sorte que les vivres soient sains, et ne leur manquent jamais; ayez attention à ce que les provisions soient abondantes, et rassemblées à temps, car si vos troupes sont mal armées, s'il y a disette de vivres dans le camp, et si vous n'avez pas d'avance toutes les provisions nécessaires, il est difficile que vous puissiez réussir.
N'oubliez pas d'entretenir des intelligences secrètes avec les ministres étrangers, et soyez toujours instruit des desseins que peuvent avoir les princes alliés ou tributaires, des intentions bonnes ou mauvaises de ceux qui peuvent influer sur la conduite du maître que vous servez, et vous attirer vos ordres ou des défenses qui pourraient traverser vos projets et rendre par là tous vos soins inutiles.
Votre prudence et votre valeur ne sauraient tenir longtemps contre leurs cabales ou leurs mauvais conseils. Pour obvier à cet inconvénient, consultez-les dans certaines occasions, comme si vous aviez besoin de leurs lumières: que tous leurs amis soient les vôtres; ne soyez jamais divisé d'intérêt avec eux, cédez-leur dans les petites choses, en un mot entretenez l'union la plus étroite qu'il vous sera possible.
Ayez une connaissance exacte et de détail de tout ce qui vous environne; sachez où il y a une forêt, un petit bois, une rivière, un ruisseau, un terrain aride et pierreux, un lieu marécageux et malsain, une montagne, une colline, une petite élévation, un vallon, un précipice, un défilé, un champ ouvert, enfin tout ce qui peut servir ou nuire aux troupes que vous commandez. S'il arrive que vous soyez hors d'état de pouvoir être instruit par vous-même de l'avantage ou du désavantage du terrain, ayez des guides locaux sur lesquels vous puissiez compter sûrement.
La force militaire est réglée sur sa relation au semblant.
Déplacez-vous quand vous êtes à votre avantage, et créez des changements de situation en dispersant et concentrant les forces.
Dans les occasions où il s'agira d'être tranquille, qu'il règne dans votre camp une tranquillité semblable à celle qui règne au milieu des plus épaisses forêts. Lorsque, au contraire, il s'agira de faire des mouvements et du bruit, imitez le fracas du tonnerre; s'il faut être ferme dans votre poste, soyez-y immobile comme une montagne; s'il faut sortir pour aller au pillage, ayez l'activité du feu; s'il faut éblouir l'ennemi, soyez comme un éclair; s'il faut cacher vos desseins, soyez obscur comme les ténèbres. Gardez-vous sur toutes choses de faire jamais aucune sortie en vain. Lorsque vous ferez tant que d'envoyer quelque détachement, que ce soit toujours dans l'espérance, ou, pour mieux dire, dans la certitude d'un avantage réel. Pour éviter les mécontentements, faites toujours une exacte et juste répartition de tout ce que vous aurez enlevé à l'ennemi.
Celui qui connaît l'art de l'approche directe et indirecte sera victorieux. Voilà l'art de l'affrontement.
À tout ce que je viens de dire, il faut ajouter la manière de donner vos ordres et de les faire exécuter. Il est des occasions et des campements où la plupart de vos gens ne sauraient ni vous voir ni vous entendre; les tambours, les étendards et les drapeaux peuvent suppléer à votre voix et à votre présence. Instruisez vos troupes de tous les signaux que vous pouvez employer. Si vous avez à faire des évolutions pendant la nuit, faites exécuter des ordres au bruit d'un grand nombre de tambours. Si, au contraire, c'est pendant le jour qu'il faut que vous agissiez, employez les drapeaux et les étendards pour faire savoir vos volontés.
Le fracas d'un grand nombre de tambours servira pendant la nuit autant à jeter l'épouvante parmi vos ennemis qu'à ranimer le courage de vos soldats: l'éclat d'un grand nombre d'étendards, la multitude de leurs évolutions, la diversité de leurs couleurs, et la bizarrerie de leur assemblage, en instruisant vos gens, les tiendront toujours en haleine pendant le jour, les occuperont et leur réjouiront le cœur, en jetant le trouble et la perplexité dans celui de vos ennemis.